Face à un manque d’eau devenu structurel, quelles perspectives pour l’agriculture marocaine ?

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Pr. Mohamed Taher SRAÏRI, Enseignant chercheur, IAV Hassan II, Rabat, MAROC

Le Maroc vit une sécheresse marquée qui dure depuis cinq années consécutives. Celle-ci dévoile à ceux qui feindraient encore de l’ignorer i) la nature semi-aride à aride du climat qui sévit sur la majeure partie du territoire national, et ii) les impacts directs du changement climatique sur ce pays. Face à ces évolutions évidentes, comment le secteur agricole du Maroc doit-il se comporter ? Quelles politiques publiques avisées pourraient-elles lui permettre de s’adapter, afin qu’il s’acquitte de ses missions essentielles de garantie de la sécurité alimentaire, de création d’emplois et de revenus pour les millions de personnes qui lui sont liées et aussi d’entretien de la diversité des territoires dans la multitude de zones agro-écologiques dont regorge notre pays ? Cet écrit se propose de répondre à ces questions complexes, en se basant sur les connaissances émanant du savoir scientifique.

Le premier enseignement important à tirer d’une évaluation objective des évolutions récentes est qu’il est illusoire de tabler sur un es sor du secteur agricole sans davantage de prélèvements hydriques. En effet, l’intensification agricole s’est accompagnée d’une mobilisation exagérée des ressources hydriques, et cette tendance est constatée depuis des décennies. C’est exactement ce qui est reporté avec l’expansion de l’arboriculture, dans toutes les zones agro-écologiques du pays : agrumes (dans le Souss-Massa, l’Oriental, le Tadla, etc.), avocatiers (au Nord de Kénitra, et à l’Est de Rabat – Sidi Allal Bahraoui et Tiflet -), oliviers (avec des plantations de variétés importées – Arbequina et Arbosana -), palmiers dattiers de variétés commerciales – avec à leur tête le Majhoul – (dans les aires d’extension des oasis), pommiers (dans les vallées de haute montagne), etc. Cela aussi été constaté pour les productions fourragères, destinées à l’intensification de l’élevage bovin laitier, avec la substitution rampante de cultures pluviales (orge, avoine, bersim, vesce-avoine, etc.) par le maïs ensilage – culture estivale -. Ces dynamiques ont d’abord reposé sur l’irrigation privée (pompages), encouragées par de conséquentes subventions (de 80 à 100 % des frais engagés). Elles ont été motivées par l’incitation à l’adoption de systèmes d’irrigation localisée (le goutte-à-goutte), ces derniers faisant même miroiter des « économies d’eau » à la parcelle. Sauf que dans l’absolu, elles ont abouti à l’émergence d’un domaine totalement occulte où plus aucun contrôle des prélèvements d’eau n’est possible. Au bout du compte, les résultats escomptés, à savoir la baisse des volumes d’eau utilisés et l’amélioration de la valorisation de la ressource (DH/m3) n’ont pas été au rendez-vous. Une simple comparaison des besoins hydriques annuels de ces cultures (de 1 800 à 2 200 mm pour l’avocatier et les palmiers dattiers, 1 200 mm pour les agrumes, etc.) par rapport aux précipitations moyennes des zones où elles ont été implantées, montre sans équivoque que l’irrigation a été appelée à y représenter plus des deux tiers des apports nécessaires ! Sans omettre les pics d’usage estivaux, issus de l’augmentation des épisodes caniculaires, qui représentent un véritable risque pour la productivité de ces cultures. On a même vu dans certaines régions des arrachages de vergers dans leur intégralité, du fait que les ressources hydriques disponibles ne permettaient plus de satisfaire des besoins accrus, issus justement de l’extension soudaine de la surface nouvellement plantée. Aussi, au motif de marges économiques substantielles, des nappes, parfois fossiles, ont-elles tout simplement été totalement épuisées. Ce sont des logiques similaires, qui ont fait surgir, dans les zones côtières, le dessalement de l’eau de mer comme palliatif au manque d’eau, mais c’est un raccourci absolument trompeur : le coût de cette ressource hydrique non conventionnelle est tel (10 DH/m3, voire plus, selon les contextes) qu’il est rédhibitoire pour une valorisation rentable par une majorité de cultures.

De ce qui précède découle le deuxième enseignement majeur à tirer des évolutions récentes : l’opinion publique nationale doit comprendre qu’un pays avec un climat essentiellement aride à semi-aride n’a pas vocation à être une « puissance agricole exportatrice ». L’ampleur des importations annuelles de biens vivriers de base (céréales, huiles végétales, aliments de bétail, sucre, produits lactés, etc.) le démontre d’ailleurs aisément, et elles constituent de ce fait un recours logique pour faire face au manque local d’eau. La crise hydrique récente a même fait voler en éclats une réalisation longtemps mise en avant du secteur agricole : l’autosuffisance en produits animaux. Des publications scientifiques illustrent à cet égard sans ambages que, converties en eau virtuelle (les volumes utilisés dans un pays pour élaborer un produit destiné à être ensuite importé par un autre), les importations marocaines de produits alimentaires représentent près de dix fois les volumes d’eau virtuelle exportés, et cela est en soi un aveu flagrant d’une pénurie hydrique certaine. Pire, ces mêmes publications reviennent sur une autre dimension incontournable de l’analyse de la situation de ces flux : l’origine des eaux mobilisées. En effet, si les importations alimentaires proviennent en grande partie de pays avec un climat très arrosé (en d’autres termes, on importe la pluie qui tombe en Argentine, au Brésil, au Canada, aux Etats-Unis d’Amérique, en Europe, etc.), les exportations marocaines de biens agricoles reposent souvent, sur de l’eau d’irrigation, parfois non renouvelable …

Ce constat nous mène logiquement vers le troisième enseignement, et qui est essentiel pour faire avancer la démonstration : la seule option possible d’évolution pérenne du secteur agricole, repose d’abord sur la valorisation des eaux renouvelables (les pluies principalement). Cela implique d’adopter les principes de la transition agro-écologique, avec un retour en force dans l’agenda politique des céréales et des légumineuses alimentaires, et de leur couplage obligatoire avec l’élevage adossé aux ressources pastorales ainsi qu’aux fourrages pluviaux. En somme, un changement radical de paradigme par rapport au système de pensée dominant : il faut i) remettre à l’ordre du jour les savoirs paysans anciens qui maintiennent les flux de nutriments entre les cultures et l’élevage (valorisation des coproduits des cultures – adventices, pailles, etc. -, et préservation de la fertilité des sols par les restitutions systématiques de fumier aux parcelles cultivées), ii) encourager par des subventions savamment pensées les pratiques de l’agro-biodiversité (avec les races locales, les espèces et variétés d’intérêt secondaire, etc.), et iii) encadrer très sévèrement les usages d’eau d’irrigation, surtout à partir des nappes, pour ne pas compromettre la viabilité de zones entières. Cela intime une intelligence territoriale, avec des mesures au cas par cas (en prenant en compte l’extrême diversité des contextes agro-écologiques, des zones subhumides du Nord, aux plaines céréalières semi-arides des Abda, de la Chaouia et des Zaërs ou encore les zones de polycultures/élevage pastoral de haute altitude des Atlas, en arrivant aux oasis) et non pas des recettes uniformes où le goutte-à-goutte est présenté comme la panacée au manque d’eau. Il faut aussi se convaincre qu’à force de marteler que les cultures pluviales sont synonymes de précarité économique, et en promouvant une extension illimitée des cultures irriguées, comme principale voie d’amélioration des revenus agricoles, les politiques publiques ont ignoré la fragilité des ressources hydriques. Elles ont aussi passé sous silence la multitude de risques qui impactent les revenus agricoles, dans des contextes qui ont adopté la monoculture intensive, tels que les aléas économiques (volatilité des prix des intrants et des produits agricoles), l’émergence de pathologies nouvelles, la baisse de la fertilité des sols, etc. De multiples exemples sont effectivement disponibles pour en attester, comme la chute de la compétitivité des exportations marocaines d’agrumes (concurrencées par des produits moins chers de pays comme l’Egypte ou la Turquie), les pertes nettes de récoltes suite à des phénomènes extrêmes comme les canicules ou les vents violents, ou encore l’émergence de la cochenille qui a entraîné la fin des activités de toute la filière du cactus …

A partir de ces trois enseignements, il est désormais possible de finaliser la réponse aux questions posées au début de cet article. On conviendra qu’il faut d’abord s’accorder sur la nécessité de la révision à la baisse des ambitions du secteur agricole, au vu des disponibilités réelles en eau renouvelable. On retiendra aussi que les solutions techniques (l’étape ultime étant illustrée par le dessalement de l’eau de mer) ne peuvent en aucun cas dépasser les limites de la Nature, et que celle-ci finit toujours par reprendre ses droits : l’arrachage de vergers en étant l’illustration absolue. Les politiques publiques agricoles doivent comprendre la nécessité de s’attaquer à des problématiques complexes (le manque d’eau, mais aussi la volatilité des prix, la préservation de la fertilité des sols, etc.) qui impliquent l’avenir de millions de personnes : attractivité du travail au vu de sa pénibilité et de sa rémunération effective, régularité des revenus, etc. A cet égard, toute stratégie sectorielle future doit reposer sur une gouvernance novatrice, basée sur une approche inclusive impliquant effectivement la diversité des opérateurs concernés et émanant d’éléments concrets du terrain. La mise en œuvre des outils concrets de la planification hydrique est de ce fait plus que nécessaire, à l’échelle des différents territoires, en tenant compte de leurs disponibilités en eau renouvelables effectives.

Enfin, étant donné le manque d’eau structurel dont souffre la majorité des régions du pays, il est plus qu’illusoire de continuer à magnifier l’agriculture comme locomotive du développement économique, celle-ci devant d’abord être au service de l’entretien des territoires, et la population rurale devant compter sur des activités alternatives, nécessitant bien entendu des compétences, ce qui oblige à mettre à niveau les politiques d’enseignement et d’éducation en vigueur dans le pays.

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