(Par Prof. Mhamed Hmimina).
Alors qu’un printemps sec va céder la place à un été vraisemblablement torride, les pomiculteurs se retrouvent déjà confrontés à leur éternel pire ennemi : le carpocapse. Une telle entrée en matière ne laisse pas insensible. Elle attire l’attention sur ce danger apparemment majeur et qui semble ne pas avoir trouvé de solution satisfaisante à ce jour. Une mise au point sérieuse est devenue plus que nécessaire. Je propose donc de rouvrir le dossier en tenant compte des acquis des travaux et en présentant une lecture d’ensemble du phénomène, construite autour de la notion de générations et du rendement de la lutte pratiquée contre l’insecte. Aussi, l’apport des pages qui suivent est à la fois biologique, méthodologique et historique. Pour moi, c’est aussi -peut-être- la fin de mon addiction au carpocapse.
[dropcap color=”#” bgcolor=”#” sradius=”0″]P[/dropcap]our commencer considérons le mot même de carpocapse, qui traîne avec lui toute une série de mauvaises images. Tout le monde sait qui il est, ou du moins croit le savoir par les dégâts qu’il perpètre et les frais qu’il engendre. Etymologiquement, son nom est fait du grec karpo, c’est à dire fruit, et du latin capsa (coffre) : coffre à fruits. Ça serait donc un ver nourri par des fruits en boîte. On pourrait en rire si ce n’était que cela. Au champ, tout le verger est une boite de fruits pour l’insecte. Et quand un arboriculteur en parle, c’est le comble de la mauvaise réputation, c’est le sommet de l’abattement et de l’hostilité au point de penser que ce petit animal morfal lui en veut, s’échine à détruire tout ce qu’il produit et même pire. C’est un peu comme s’il avait été créé avec la consigne de dévorer la pomme là où elle se trouve et de nuire sauvagement au pomiculteur. Habitué à ses dommages, celui-ci lui attribue des propriétés qui l’aident à lui donner du sens et garantir tous les choix, toutes les actions pour le freiner. Il le désigne par un ensemble de palabres, d’anecdotes, de récits qui, sans prendre la forme d’un savoir cohérent, témoigne d’un effort collectif pour le penser et fabriquer les ressources narratives, avec lesquelles il essaie de s’orienter dans sa biologie. Et plus une discussion sur le carpocapse est engagée et se prolonge avec les producteurs, plus la probabilité d’y trouver le cycle et les pesticides s’approcher de 1. Et lorsque les dents grincent, la répression suit. Ils n’ont pas forcément tort. On ne peut donc pas dire qu’il n’y a pas de problème. Tous les ingrédients pour (mal)traiter le carpocapse sont réels. Et pour le comprendre, il faut s’attacher à la fois à décrire les pratiques et les comportements qui donnent forme à la lutte contre l’insecte, mais aussi les reproches qui lui sont faits.
En effet, ce n’est pas une réputation usurpée. Parmi les ravageurs habituels, cydia pomonella, fait figure de champion en arboriculture. Il et honni sous toutes les latitudes. Pourquoi ou comment un insecte, une petite bestiole saisonnière, haïssable, si frêle, même pas ornée de belles couleurs, aux ailes ternes qui n’en font pas une beauté, alarme une profession ? Comment ce ver qui plus il fait de dommages, plus ses générations sont supposées nombreuses et diverses, ou plus il lui en pousse jusqu’à devenir l’insecte à n filiations aux longues et redoutables déflagrations estivales qui renvoient à de copieux et abondants traitements insecticides ?
Face à ce carpophage friand des pommes et des poires, légendaire et maléfique partout, les méthodes et stratégies de lutte sont diverses. Combien a-t-il de générations ? Combien de traitements sont-ils nécessaires pour le contrôler ? Ce sont deux phrases que beaucoup d’entre nous avons sans doute prononcées ou entendues pour réaliser qu’on réclame une solution et une meilleure compréhension de l’insecte. Deux questions que l’on répète continuellement, un peu comme un mantra qui aurait vocation à éviter de se poser d’autres questions plus fines…
Ces interrogations consistent-elles à laisser penser que le nombre de ses générations est en soi une explication suffisante et nécessaire à son contrôle ? Pourquoi rencontre-t-on encore si souvent ce mode de raisonnement ? Pourquoi les producteurs tombent-ils encore dans ce piège pourtant maint fois signalé à propos d’autres insectes ? Comment est-il possible que nous soyons si figés et incorrigibles malgré les contributions de nos chercheurs en la matière ? Il y a donc confusion et il y a des choses à dégager de cette bérézina. Il est temps alors, par un effort pédagogique, de rendre plus compréhensibles la situation qui prévaut sur le terrain, de décrier certains conceptions contre-productives, de manière à venir à bout de ce qui est faux, et, malheureusement, le faux est parfois statistiquement plus influent que le vrai. Dans nos vergers, peu à peu la connaissance gagne du terrain, mais l’égarement n’en perd pas. On attendait beaucoup de la lutte raisonnée, cette nouvelle manière de vivre avec les ravageurs, mais elle n’était parfois qu’un mensonge raisonné.
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Le roman de la protection peut s’écrire à la manière d’un roman feuilleton, et cela dure depuis des siècles. Et ce n’est pas près de s’arrêter sauf à imaginer que les ravageurs perdent soudain leur intérêt pour les végétaux, ce qui permettrait à ces derniers de retourner à l’état sauvage. Par les temps qui courent, ils doivent en rêver. Prenons l’exemple du verger et projetons alors des tendances, pour voir où cela nous a mené. Décortiquons, les torsions qui, au tournant des années 70, nous ont fait prendre le chemin du dérèglement actuel. Essayons de comprendre pourquoi et comment en se fondant sur quels savoirs, sont advenus les excès qui ont produit la crise actuelle. Je propose donc de regarder un peu en arrière pour mettre à profit ma propre brève expérience pour décrire le contexte historique de l’émergence du phénomène carpocapse.
Dans diverses régions on est passé de quelques 4 traitements dans les années 70 à 12 en l’espace de 20 ans, avec tous les dégradés et tous les mélanges entre ces deux extrêmes. Cette tendance deviendra plus élevée tant que nous persisterons sur les trajectoires décrites, amplifiées de réchauffement climatique, d’érosion des biotopes et d’aveuglement collectif sur les défectuosités techniques. L’accumulation de mauvaises habitudes rendra de plus en plus difficile le déni de cette orientation. En rappelant ces chiffres et, sans doute, une partie de mon expérience personnelle, je ne prétends pas faire œuvre d’historien, c’est entendu, mais je rends sensibles les mutations qui affectèrent alors la profession sous l’effet de la culture naissante de la protection phytosanitaire. Quelque chose commençait à se produire, à ce moment, dont il faut rendre compte. Quelles sont les significations de l’engouement qu’elle suscite ? N’a-t-on pas dépassé l’étape du simple avertissement ?
À défaut de véritables travaux historiques sur la protection des cultures, deux interprétations se partagent, à mon avis, le marché des idées reçues : la politique modernisatrice de l’époque liée à l’essor et à l’intensification de notre agriculture et la capacité des insectes à prospérer, à se défendre, à profiter des ratés imputables à l’homme. Les arboriculteurs des années 70 étaient fascinés par les insecticides de l’époque ; ils leur permettaient de contraindre sans coup férir tout ravageur. Bien entendu, les firmes avaient profité de l’occasion pour composer chacune son petit bêtisier phytosanitaire illustré (calendrier de traitement), qui trace à l’arboriculteur le cercle dans lequel il peut exercer son choix librement et sûrement. On trouve en tout cas trace aujourd’hui de ces plannings singularisés, où la diversité et l’alternance des produits n’existe pas, encore pendus dans les bureaux de quelques gérants nostalgiques. Ces calendriers jouissaient d’un succès extraordinaire ; ils étaient très diffusés. Les firmes en faisaient cadeau de fin d’année à leurs clients. C’était même une importante revendication adressée aux instances phytiatriques de l’époque. La lutte raisonnée est l’heureuse héritière de ces calendriers. L’observation des ravageurs était une technique généralement peu connue et employée pour guider les conduites individuelles. Confronté, par exemple, à la question de traiter ou non, le producteur devait se remettre à ces calendriers. Pour stimuler l’usage des pesticides, on calculait au moyen d’essais très approximatifs, ce que gagneraient les utilisateurs si la pratique se généralisait. On proposait des métaphores marchandes afin de rendre tangible l’usage des pesticides que le public ferait bien de suivre. Une fois convaincu, l’utilisateur pouvait affronter avec enthousiasme et sérénité le ravageur et de la même manière et avec le même produit des années durant. Et c’était timidement ou à tort que l’on parlait des effets indésirables. Les effets ne concernaient que l’efficacité sur les nuisibles cibles et le gain qui rejaillit sur les cultures traitées. Les traitements se multipliaient, ils devenaient la seule manière légitime de lutter contre les ravageurs. Et plus on traitait, plus on maltraitait. Les petits agriculteurs, ou ce qu’on appelle les vivriers, les primitifs, les engoncés dans leurs traditions, n’avaient qu’un sentiment : ils sont sans moyens. Les grands ou ceux qui donnaient le ton et ceux qui le recevaient, n’avaient qu’une voix pour la lutte chimique.
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Un traitement entraînant l’autre, c’est ainsi, peu à peu, que les facteurs qui maintenaient la vigueur et l’équilibre du verger ont-ils fini par se défaire. Un peu plus tard des innovations chimiques fondamentales et positives (pyréthrinoïdes) ont apporté la solution. À partir des années 1990, les projets sous l’euphémisme de lutte intégrée ont le vent en poupe. Une technique qui favorisera une spirale vertueuse allait régénérer le verger, tout en la présentant comme procédé neutre, dépouillé presque de tout effet secondaire. Les articles scientifiques sur ce sujet se sont enchaînés à un rythme effréné. Malheureusement les embellies, ces époques où tout semble fonctionner au mieux, tout au moins verbalement, ne durent jamais. Trente ans en arrière, la Protection Intégrée ne prétend nullement être au-dessus de la controverse qui avait démarré. Adopter cette technique est délicat car ce n’est pas une méthode aux principes, aux limites et résultats immédiats et bien précis. Ce n’est pas un mode de routine spontané, c’est mode qui demande des efforts. Elle est relativement inaccessible au grand public et n’a pas la netteté de la lutte chimique sur laquelle s’adossait totalement le verger, mais elle a l’avantage de projeter un théâtre d’ombres réconfortantes. C’est un slogan qui permet au fond aux consommateurs et aux producteurs de se décharger du poids moral de leurs mauvaises pratiques.
Ailleurs, c’est un peu avant les années 70, qu’on avait appris à se méfier des pesticides. On a commencé à faire le tri. La littérature scientifique n’est pas restée muette sur ce point. Je ne cite pour mémoire que Le Printemps silencieux de Rachel Carson. Cette dame n’est ni une romantique dénonçant la vilénie de l’industrie phytosanitaire ni une communiste, comme on le laissait entendre, vitupérant contre l’esprit de jouissance. Carson aimait son époque, les sciences et les techniques. Le problème qu’elle posait était celui du type de progrès désirable. Son œuvre fut lue et débattue, car elle saisissait des aspects essentiels de la révolution phytosanitaire de la fin du vingtième siècle. Elle nous montre de manière parfaitement claire que l’industrie phytosanitaire qui aurait pensé les pesticides sans leurs conséquences immédiates et lointaines semblait consciente de ce qu’elle faisait. Les hommes qui l’ont accomplie étaient bien conscients des risques immenses qu’ils produisaient. Mais ils décidèrent, sciemment, de passer outre sans témoigner d’aucune intelligence écologique. Il fallait rentabiliser les coûteuses usines. La logique du capital était contradictoire avec le respect de l’environnement.
Comprenant a posteriori ses dangers et ses erreurs, cette industrie commença à considérer les effets de ce qu’elle produit pour le rendre plus ou moins compatible avec l’environnement. Le temps du passer-outre parait révolu, celui de la prise en compte du danger et celui de sa normalisation entrent en jeu. L’homologation des pesticides devient contraignante. Des mécanismes de régulation, des normes de sécurité, des procédures d’autorisation prétendant connaître et contenir le risque sont mis en jeu. Mais compte tenu de ce qui se passe n’ont-ils pas pour seules conséquences de légitimer le fait accompli ? C’est une autre discussion. Ce qui nous intéresse et nous concerne ici, c’est la lutte anti carpocapse. Ce n’est pas très majestueux comme thème par rapport à ceux évoqués ci-dessus, mais si on le considère comme faisant partie de la somme des chocs imposés au milieu, il le devient forcément.
Il y a plus de trente ans la lutte contre la carpocapse ne faisait l’objet ni de doute, de dispute, de scrupules ou de perplexité. Elle se pratiquait comme si la nature ne comptait pas. Doucement, son efficience s’est amenuisée avec le temps, offrant l’occasion au ravageur de se développer dans une direction qu’on n’avait pas prévue. En effet, avant que le formatage actuel n’ait commencé, quelques applications, où les agressifs organophosphorés, carbamates et organochlorés décrochaient le pompon, suffisaient. On a joui d’une force déraisonnable et on en a abusé. On était peu conscient du risque auquel on s’exposait. C’était une période innocente, ignorante des dégradations infligées au milieu. La faim reléguait la peur et l’environnement au second plan. Mais cela ne pouvait durer, la lutte chimique en s’emballant appauvrit et désorganise le biotope. Pis encore, elle a généré le problème des acariens. Bien qu’elle ait été discréditée pendant un temps, cette explication a été ensuite parfaitement vérifiée dans de nombreux cas et elle est toujours admise de nos jours : en vergers de rosacées et d’agrumes, les acariens sont les conséquences de la lutte contre le carpocapse et les cochenilles. Les pesticides employés ne laissaient aucun droit d’asile aux auxiliaires dont les phytosanitaires n’y faisaient d’ailleurs guère référence. Ainsi, des changements imperceptibles à temps, entraînant sur une longue durée des changements perceptibles, se mettent en marche. Le contrôle que nous avions cru exercer sur le verger nous revient en boomerang, nous exposant à nombre d’impuissances. Quand on voit descendre le baromètre, il n’est plus difficile d’annoncer la tempête. Notre baromètre est la tendance haussière des traitements. Maintenant tout le monde sait que tout insecticide est victime de son usage au bout de quelques générations. Il faut régulièrement revoir les armes à déployer pour la lutte et surtout les moyens à y consacrer.
Le tableau semble s’éclaircir, mais il n’explique toujours pas comment sommes-nous arrivés là. L’atteinte à l’environnement avait attiré vers les pesticides des gens qui leur vouaient la plus grande hostilité. Ces opposants ne prenaient pas parti contre l’innovation, mais plutôt pour le milieu, la sécurité, la préservation des formes de vie. Ils en disaient qu’après avoir contribué à produire des aliments pour tout le monde, ils les empoisonnent désormais. Ils ne voyaient guère en quoi l’effondrement des populations d’insectes, de reptiles, de batraciens… constitueraient des progrès. De nouvelles méthodes de contrôle des bioagresseurs, plus ou moins laborieuses, mais ne valant pas la facilité de la lutte chimique, avec laquelle on prend peu de temps pour agir et moins de temps pour en voir le résultat, sont alors éprouvées. Des travaux ouvrant une voie bien intéressante à la recherche pour rendre les pesticides plus ou moins rémissibles sont entrepris. Sur ce point, les chercheurs ont accompli des progrès significatifs. Il ne s’agit plus d’une lutte aveugle où il faut « surveiller et punir », mais de la gestion d’une population qui, soumise à des lois naturelles, doit être gérée de manière rationnelle grâce à l’économie et à l’environnement principalement.
La consommation des pesticides n’a pas pour autant baissé. Quelle que soit la technique la question n’est donc plus de savoir si un autre choc aura lieu, elle est d’évaluer sa violence. En clair, cela signifie que l’on assiste à une frénésie et que nous glissons vers un désordre dont l’ampleur est inquiétante. Cette inflation, au-delà du raisonnable, résulte de la mise en œuvre de moyens propres que possède l’insecte, c’est-à-dire sa capacité de s’adapter aux défis, qui le rend, par essence, capable de les dépasser. Il ne s’agit pas de n’importe quel défi, mais du défi le plus chargé de conséquences qui se puisse concevoir : la résistance aux insecticides qui désorganise brutalement la lutte et replace sans préavis le verger devant une dépendance et un désordre effroyables. Ce phénomène aux conséquences sans proportions sur les populations du ravageur est la hantise des praticiens. À lui seul, il suffirait d’ailleurs à accréditer l’inquiétante remontée des populations. Autre symptôme de cette accélération des populations, l’évolution du coût de la lutte présupposant une sorte de face à face tendu producteur-insecte constant. Les nouvelles formulations sont plus chères. L’issue de cette joute n’est autre qu’un accroissement paradoxal des dégâts et des traitements pour contenir cette masse amorphe et indistincte des populations de l’insecte qui se déploie de façon nettement peu différenciée selon les lieux et les moments. Et il est encore un autre inconvénient de cette résistance c’est que lorsqu’elle survient, elle entraine une autre, qui a son tour, etc. La conséquence en est le franchissement permanent du seuil admis en raison du caractère désormais massif tant des activités de l’insecte que de sa démographie. L’efficacité des traitements baisse et les interventions se multiplient au point que les résidus relevés sur les fruits et légumes feraient non seulement trépider un spectrophotomètre mais aboyer un chien spécialisé, s’il en existe, dans leur détection. Au cours de nos rencontres avec les acteurs préoccupés par la situation, nous avons été frappés de constater à quel point la certaines questions étaient récurrentes et urgentes. Fréquentes étaient les questions et les réactions telles que : « Comment faire pour que tout cela ne dégénère pas ? », « Nous allons tout droit vers un scénario hasardeux … Il faudrait faire quelque chose pour l’éviter ! »,
Compte tenu du degré d’artificialisation du verger, peut-on encore croire au progrès en matière de lutte chimique ? Cette question n’exclut pas qu’une protection vertueuse soit impossible. Il faut tout juste savoir comment concilier recherche et pratique. Il est utopique d’être chercheur, et même, plus généralement, producteur sans éprouver une certaine angoisse devant les exigences qu’impose une protection appropriée. Le chercheur est par essence un producteur aussi mais d’idées. Et il est bien content quand ses idées fructifient ou trouvent preneur.
Aujourd’hui, les choses vont leur train. La situation du verger ne fait que confirmer cette tendance. L’amoindrissement de l’arsenal chimique pour des nécessités de protection du consommateur, de plus en plus critique, et écologiques rendent plus complexe ce fatum. Ayant moins d’impact qu’auparavant lorsqu’ils disposaient d’insecticides durs – c’est un euphémisme, ceux de maintenant sont bien plus forts – les producteurs rendent presque hebdomadaires les traitements anti-carpo. Les questions environnementales semblent relever pour eux d’un ordre secondaire et la nature reste absente dans leurs objectifs. Ils croient tout au plus écorcher leur verger sans se rendre compte que ces griffures, selon la loi des petites causes et des grands effets, pourraient causer sa mort, leur désastre.
Le fil que nous avons suivi jusqu’alors, celui qui passe par la lutte, ne me semble pas bien exploité pour bien comprendre la situation. Je propose de prendre un peu de hauteur, de m’élever au-dessus de cet embarras navrant, et de dresser en premier lieu un bilan de la situation qui nous échoit, en ne raisonnant toutefois que sur un ravageur majeur du verger contre lequel la fréquence des interventions insecticides indique que nous sommes engagés sur la pente d’un jeu très dangereux avec la réalité, qui rendra les cultures encore plus vulnérables. Nos producteurs n’accepteront (et encore, en traînant les pieds) de diminuer de façon sensible la pression insecticide sur le verger que lorsque la menace se fera moins patente, c’est-à-dire, vraisemblablement, quand il sera trop tard. On peut penser que le progrès technologique nous permettra de conserver notre domination sur l’insecte, et même de continuer à l’améliorer, pour ménager l’environnement. Ce n’est qu’en partie possible. Les nouvelles technologies n’entreront pas dans tous les vergers et ne parviendront peut-être pas à corriger l’accumulation des nocuités anciennes dues aux pratiques déjà lointaines, car les effets imperceptibles pour l’heure, les effets différés, les effets de seuil, les synergies des nuisances sous-jacentes entre pesticides, qui se mettent en place en dehors de l’intention volontaire seront toujours opérants. Ainsi, à des effets massifs, visibles, incontrôlés, on substitue des effets dilués, contrôlés, invisibles et différés sur de longues durées. Pour en prendre mieux la mesure, je laisse le lecteur spécialisé allonger par lui-même cette liste prolongeable à volonté.
Pourquoi cet alarmisme ? En verger, comme cela a été dit plus haut, le thème de carpocapse arrive en premier. Les producteurs invoquent systématiquement ses dégâts et soulignent les corrélations temporelles ou spatiales entre l’insecte et ses ravages au point que certains prennent en charge, au nom de l’efficacité, de la salubrité, une recherche-développement privée pour manager leur verger, prévenir les dégâts et contourner les difficultés éventuelles. Ce choix élitaire, qui est à la fois une originalité et une exception, témoigne du caractère insuffisant ou imparfait de la recherche publique. J’écris ces lignes avec hésitation. J’énonce simplement un constat sévère mais qui, pour le bien de tous, me semble difficilement taisable. Un petit exemple pour illustrer ce point.
Le peu de mérite que rencontre notre verger en matière de recherche et la vulgarisation qui en découle semble expliquer le recours aux savoirs constitués ailleurs et non des savoirs faits ici ou en train de se faire, de s’affiner et d’évoluer localement. Nous allons voir, à travers le carpocapse, ce poison social qui éternise souvent les discussions, qui donne au commerce phytosanitaire toute l’activité dont il jouit et qui loin de perdre son poids en acquérait au contraire, comment se présente l’âpre combat contre ce nuisible. Et pourquoi ce combat est âpre ? S’agit-il d’une méconnaissance de la bioécologie de l’insecte, d’un manque de transmission des résultats de la recherche sensée produire des acquis pratiques et de conseil connexe ? Est-ce vraiment un problème original ? Certains vergers de rosacées à noyau n’ont-ils pas failli mourir d’un insecte : le capnode ; l’effort qu’on avait fait pour les guérir ne résulte-t-il pas d’une mobilisation coordonnée de la recherche locale ?…
En matière de recherche, je ne peux être juge et partie. Je dirais tout simplement que l’exemplarité des travaux réalisés, leur consistance scientifique, leur soutenabilité et les usages que le monde productif pouvait en tirer, constituent une innovation sérieuse et crédible. En revanche, sur le volet vulgarisation, mon approche est celle d’un inquiet logique. Sous ses diverses formes, cette vulgarisation a pour caractéristique essentielle de ne pouvoir fonctionner qu’à court terme, et pour certains vergers. Elle intervient de manière timide et ponctuelle. C’est certainement là l’objection la plus lourde que l’on puisse formuler à son encontre. Et bien que les auditeurs aux séances spécialisées, organisées occasionnellement par la profession, y soient abondants, ces rendez-vous, en quelque sorte espèce d’importante production picturale, alimentent l’engouement du public sans nécessairement lui apporter du neuf. Elles ne s’adressent pas toujours à un large public soucieux de mieux comprendre les évolutions de la matière et des tendances courantes : problèmes de niveau, de langue, assistance mal calibrée pour l’objectif escompté, des exposés, habillés de science, paraissent comme une véritable heuristique virtuelle, sont à valeur purement commerciale et ne font pas le malheur de l’insecte mais parfois son succès. Quelques communications, jamais publiées ou impubliables mais présentées en tant que working paper pour l’occasion, sont des publicités qui, pour lancer, vulgariser et vendre des produits, exhibent des chiffres, dénués de toute rigueur et sans orthodoxie statistique, dans un décor de laboratoire où même un béotien voit bien la leçon à en tirer. Bref, un cadre un peu déroutant pour un agriculteur qui n’avait jamais su lire d’autres textes, graphiques et pictogrammes que ceux du code de la route. Et c’est en écoutant ces exposés que notre arboriculteur fait la connaissance du carpo – dont ce nom ne s’est imposé que plus tard de préférence à soussa – et découvre qu’il a d’autres appellations plus compliquées (Cydia pomonella, Carpocapsa pomonella, Lepidoptera…), qu’il est vieux comme le temps et nous vient de très loin… Tout cela est bien intéressant. En quelques minutes, l’arboriculteur déstabilisé se retrouve noyé dans d’obscures notions de systématique, de biologie… Les conférenciers parlent de ce petit insecte avec respect et enthousiasme. Ils veulent partager les convictions qu’ils possèdent et les ressorts nécessaires pour le prévenir et l’affronter : piégeage sexuel, confusion, modélisation prévisionnelle, insecticides, lutte intégrée… Malgré l’emballement qui caractérise ces journées professionnelles, où y assister c’est comme participer à une grande fête de la connaissance, où l’on s’échange des idées d’avant-garde, et la puissance des outils de communication, les arboriculteurs, avec réalisme et parfaitement conscients de leurs handicaps, vivent ces moments, comme des poissons à sec. Les idées échangées, les conseils prodigués, tous azimuts, vont les occuper une bonne partie de la journée, qui se conclut généralement par un généreux gueuleton louant la vitalité de la firme et montrant ses résultats partout flatteurs. Les producteurs ne sont plus alors des auditeurs cherchant une information, mais un réceptacle passif à manipuler oralement et matériellement au moyen de casquettes, de stylos, de sacoches…. Et sans perdre confiance en eux, ils espèrent, au moyen des quelques indications glanées, surmonter les explosions saisonnières de l’insecte qu’ils vivent avec quelque fatalisme. Le principe même d’information est totalement subverti. Il ne correspond plus à l’exigence de soumettre des données fiables à la discussion critique collective ; il est devenu l’autre nom de la « réclame », une entreprise de conditionnement des esprits en faveur de quelques produits commerciaux. Et il n’est pas surprenant, alors, que les producteurs peinent à sortir de la confusion. Ce qu’ils ont entendu et vu n’est qu’un rêve qui ne sert qu’à une chose : vendre.
En effet, répétons-le, réputé pour son extrême agressivité et les pertes qu’il occasionne, le ver, malgré le barda développé, terrorise toujours les producteurs. Dans certaines exploitations plus outillées, pour mieux faire, dans une dernière tentative, on tente des modèles pour simuler le développement, la sortie d’un stade et caler la lutte… Attardons-nous un instant sur cet univers de la modélisation, qui ne peut assurément pas se résumer à une simple opération. Le cycle de l’insecte contient une foule de phénomènes très fins, par exemple sur le développement embryonnaire, le développement larvaire, le développement nymphal… Sur ce point, nombreux sont les chercheurs qui se sont donné une légitimité qui a fait croire aux praticiens que le carpocapse pouvait coller à un modèle. Mais la réalité peut nous laisser une impression de défaillance. Dans un modèle, tout semble trop mécanique, trop formel, bien éloigné de la vie de l’insecte au champ qui fait naître une dynamique inattendue à même de faire dérailler toute prévision. On ne peut diriger un insecte avec des équations ! Cela aurait fait du bien de résumer tout par une équation… mais l’animal en question est retors ! J’allais dire un enfoiré ! La mayonnaise ne prend pas. Un modèle ne suffit pas à expliquer toute sa complexité. Passer d’un petit groupe suivi au laboratoire à un plus grand groupe (un verger) ou à une immense population (une région) fait émerger de nouveaux phénomènes et de nouvelles dynamiques. Et tous les scientifiques sérieux qui construisent des modèles connaissent les limites de leurs propres chimères. Les insectes se comportent de manière beaucoup plus anarchique que certains modèles veulent nous le faire croire. En grandeur nature, les simulations ne ressemblent plus à rien. Cela fait écho aux échecs observés un peu partout. Le modèle théorique reste un modèle théorique ; il n’aurait jamais dû sortir peut-être du laboratoire mais c’est bien qu’il en soit ainsi. L’engouement pour les modèles ne peut être vu comme un simple effet de mode. Ces recherches ouvrent de nouveaux ponts (et collaborations !) entre sciences biologiques et autres disciplines.
Au champ, les pertes ont lieu malgré tous les efforts déployés pour les empêcher. La tentation de la surinterprétation, voire parfois de l’affabulation, prend place dans les débats. Le stress que subissent les arboriculteurs et la rapidité des événements empêchent le plus souvent les raisonnements rationnels : ils font ce qu’ils peuvent, ils agissent par réflexe, sans trop réfléchir aux conséquences. Sans vouloir ajouter une couche à ce qui est dit, la clé est donc de comprendre d’où vient le désordre ? Quelle hypothèse peut expliquer les automatismes des agriculteurs à la fois si simples et si rigides ? Qu’est ce qui se passe sur le terrain ? Quels sont les angles morts à éclaircir ? Quel rôle joue la recherche-développement et la vulgarisation sur le terrain ? Nous essayons d’imaginer un répertoire des possibles comme réponses éventuelles. Pour cela nous allons prendre en compte trois niveaux : le savoir-faire, le faire-savoir et certains aspects bilogiques de l’insecte.
Le savoir-faire est le domaine de l’invention humaine, de la recherche, de la création. Les outils et concepts développés à ce propos sont nombreux. La question est de savoir jusqu’à quel point ils sont applicables chez nous et avec quelle efficacité et conformité à une échelle qui est la nôtre, compte tenu des difficultés massives sur lesquels ils viennent buter ? Ce qui n’est déjà pas une mince affaire.
Le faire-savoir ! Indubitablement, beaucoup de producteurs à qui est destiné la vulgarisation sortent des retrouvailles techniques organisées pour les informer un peu angoissés ou avec l’impression d’avoir arrivé trop tard dans un monde trop jeune ou que leur carpocapse diffère fondamentalement de celui, bien complaisant et maniable, dont ils viennent juste d’entendre parler dans la journée d’étude et où chacun avait apporté et expliqué savamment son interprétation des faits, ses explications, ses hypothèses, ses spéculations et ses succès … Ainsi, venus pour ne plus continuer à être dans l’erreur, ils en sortent plus dans l’égarement, victimes des discours abscons et approximatifs et déçus du scientisme, c’est à dire cette manière de demander à la science plus qu’elle ne peut donner, et notamment lui exiger des réponses définitives, des connaissances absolues, une confirmation d’intuitions profondément ancrées… Leur effort pour se soustraire à l’inconfort de la situation est patent. Involontairement, ils finissent par vaincre timidement leur ignorance en reposant toujours la même question et refaisant les mêmes commentaires aussi brefs : que faire et comment faire ? Et s’il est vrai qu’il n’y a plus rien à faire, ils traiteront comme bon leur semble et après eux le déluge.
Ceux qui raisonnent de la sorte, sont nombreux, et n’ont pas besoin du prétexte d’une publication, d’une journée technique de plus ou d’un conseil pour glisser vers l’indifférence presque cynique. Ils y céderont de toute façon et couvriront leur verger de la manière la plus aveugle. Cela montre qu’ils n’ont pas encore assimilé la dimension de l’éthique exigée pour prémunir le consommateur, en train de se transformer en inquisiteurs soucieux, des résidus néfastes qui semblent l’attendre, et dans une certaine mesure le respect de l’environnement et autant que faire se peut la conservation de la biocénose du verger. Les consommateurs qui connaissent la quantité de traitements subis par une culture et les pesticides utilisés légalement ou dans la quasi-clandestinité à cet effet sont pris par un profond malaise. Le danger des pesticides pour la santé publique devient impossible à cacher. Les exemples sont tellement abondants que je laisserai le lecteur les trouver de lui-même. Quant à moi, il me suffira, pour rester dans l’actualité récente, d’évoquer l’affaire de l’intoxication aux fraises à Taroudant encore présente dans tous les esprits, le refoulement à l’export des légumes assez fréquemment rapporté par les médias.
À l’opposé de ces fourvoyés, peu habitués à l’univers des biologistes et des allocutions éducatives, il y a ceux qu’on peut appeler troll, c’est-à-dire, dans le jargon d’Internet, ceux qui interviennent dans un débat à seule fin d’impressionner par des prestations abusives ou polémiques. Ces ultracrépiderianistes, en jargon courant ces experts en tout, au langage de parade qui n’en impose plus à personne, profitent de manière paradoxale de l’absence d’explication probante pour accorder crédit à des points de vue saugrenus tel que : il y a des choses qui ne s’expliquent pas. Ailleurs on fait ça. Là-bas ils font ci… Ils se montrent en effet plus forts que l’expert. Il y a là un sujet de réflexion que je ne puis ici qu’indiquer.
Une observation plus poussée montrerait en effet qu’il existe une autre situation où s’applique ce qu’on appelle l’effet Dunning-Kruger : les individus les plus ignorants dans une discipline surestiment leur compétence acquise dans d’autres domaines. Ils glissent alors dans les vêtements d’un spécialiste et parasitent la discussion par des oxymores et des alliances de mots plus ou moins hors sujet. En face, par humilité et meilleure idée de l’étendue du travail à faire, les plus chevronnés, éprouvent des difficultés à se figurer ce que c’est que de ne pas savoir ce qu’ils savent, veulent dire ou reste à faire. En effet, l’utilisation de jargons techniques incompréhensibles au profane, qui est souvent moins la marque d’un snobisme que d’une nécessité à manier des notions basiques mais exotiques pour l’individu lambda, complique le partage et le transfert. C’est pourquoi les plus érudits ne font pas toujours de bons vulgarisateurs, et aussi pourquoi un expert n’est pas forcément la personne la mieux désignée pour défendre une opinion qu’il maîtrise parfaitement auprès d’un public sans formation (malédiction du savoir). Tout le monde veut avoir le droit d’avoir raison, de se proclamer vainqueur d’un duel verbal. L’avis des experts ne devient alors qu’un point de vue parmi d’autres qui sont tous aussi supposés valables. Mais tout de même l’avis d’un spécialiste, un entomologiste sur un insecte entre autre, reste objectivement plus fiable que celui d’un revendeur de pesticides, d’un épicier, d’un mécanicien, d’un gogo thérapeute ! C’est ainsi que le carpocapse demeure farouche malgré l’abondance des traitements. C’est ainsi que l’arboriculteur perd la bataille contre l’insecte car il ne l’a pas menée comme il se doit. Il ne l’a pas menée comme les convenances le recommandent, parce qu’il ne comprend pas ce qui se passe dans son verger. Dans un esprit très marocain, bavardage et thé à l’appui, et persuadé d’avoir en main une bonne méthode de lutte, le producteur fait confiance à ses fournisseurs dont les connaissances recèlent des propriétés exclusivement marchandes, des vendeurs zélés, intéressés, à la fois propagandistes et juges d’un produit, leur produit.
Aussi, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour annoncer que quelles que soient les apparences, les phytosanitaires ne sont pas tous équivalents. Certains sont sans légitimité, d’autres exercent plus d’influence sur leurs clients et semblent tenir un superbe os à ronger. Dans certaines situations, assez rares tout de même, quelques-uns d’entre eux doivent quitter la ferme sous protection policière. Les producteurs présentent eux aussi au moins deux grands profils types : ceux qui sont influents et ceux qui sont facilement influençables, la circulation des idées et des produits commerciaux se faisant principalement des premiers vers les seconds. Ces conséquences font le bonheur des spécialistes du marketing qui peuvent cibler les individus plus influents afin d’assurer une propagation horizontale efficace sur l’entourage.
Avant d’aller plus loin, j’ajoute à cette comparaison un fait qui me semble absolument capital pour l’intelligence de notre problématique. Si l’on peut voter pour élire un bureau ou faire passer une pétition par un acte d’autorité, on ne peut le faire pour adopter un travail scientifique ou un quelconque attribut biologique. Une histoire me vient en tête à ce sujet : en 1897, l’État de l’Indiana a bien failli voter une loi qui affirmait que le nombre π était égal à 3,2. Il a fallu qu’un mathématicien vienne expliquer au sénat de l’État qu’il n’entrait pas dans ses attributions d’établir une vérité scientifique. Jean-Baptiste de Lamarck en avait parlé déjà autrement : « Toute connaissance qui n’est pas le produit réel de l’observation ou de conséquences tirées de l’observation, est tout à fait sans fondement, et véritablement illusoire ». D’ailleurs, le carpocapse ne s’intéresse pas au jugement que l’assistance porte sur lui ni au dénombrement de ses générations. Dans la mesure où son écologie est soumise au climat, la connaissance de son cycle ne doit pas être considérée comme absolue ou définitivement établie. Un cycle ce n’est pas comme le portrait-robot du meurtrier que le commissaire de police fait afficher dans son commissariat : il y a bien eu un meurtrier, c’est sûr, mais son visage est hypothétique. Il faut circuler dans le verger, vérifier, observer, compter, entrouvrir des fruits, sangler des arbres… Un cycle d’insecte n’a pas la stabilité des unités de mesure du système international MKS : mètre, kilogramme, seconde…
Développons cette idée : la température d’une pièce, que l’on soit frileux ou pas, pourra être ressentie subjectivement de manières diverses, mais si le thermomètre affiche 20° C, c’est 20°C qu’il fait pour tout le monde. Pour le vérifier, nous avons à notre disposition un appareil de mesure et une échelle objective des températures. Nous sommes donc capables de comparer deux objets et de déterminer si l’un est plus chaud que l’autre. Ce n’est pas de quoi gagner un prix Nobel, ni même un prix Ignobel, mais de toute évidence, nous n’avons pas d’appareil de mesure aussi fiable pour comparer la dynamique de l’insecte. Et si nous n’avons pas une échelle absolue, on peut se demander si les valeurs auxquelles nous tenons sont suffisantes pour caractériser ce que nous cherchons. Ainsi, les captures au piège du carpocapse, lorsqu’elles sont bien conduites et présentées par des spécialistes, elles sont indicatrices d’une activité biologique, elles sont une image simplifiée de ce qui se passe dans le verger. Plus on attrape de papillons plus ils existent et plus ils existent plus on attrape et on traite. Cet effet boule de neige sied aux commerciaux phytosanitaires. Il pousse plus loin les conséquences, si loin même que cela soulève l’effroi du producteur.
On objectera que je pose là des axiomes. J’affirme en effet sans pouvoir le démontrer que le marché pesticide, en s’efforçant par tous les moyens de poursuivre sa course, peut mettre un verger en péril. À cela, on peut adjoindre sereinement que le climat annuel soumet l’insecte à inflation et déflation comme le prix de ses hôtes : pommes, poires… Reformulé de manière imagée le cycle de l’insecte me semble alors résumable par cette curieuse illusion d’optique connue sous le nom de fourche de diable– qui fait un peu mal aux yeux- et que voici :
Du côté gauche du dessin, nous percevons trois extrémités. Mais du côté droit nous voyons bien qu’il n’y a que deux branches.
Je me suis fait allumer
Par ce texte, il ne s’agit pas ici pour l’essentiel de tenter de « prouver » la réalité de la biologie des populations du carpocapse ou de convaincre de la validité des modèles d’actualité. Il est surtout destiné, plus largement, à ceux qui cherchent à comprendre pourquoi la lutte est si souvent impuissante à dompter les pullulations. Pourquoi le carpocapse flambe chaque été ? Alors tournons vers le terrain et tâchons, malgré tout, d’apporter une réponse à cette question, en commençant par rappeler ce qui est connu.
On l’a déjà dit et redit, mais il est bon de le répéter avec obstination. L’hétérodynamie du carpocapse ne fait guère mystère. Comme chez d’autres insectes, il suit les règles du climat, il ne peut pas en aller autrement, il n’a pas une infinité de possibilités. Dans son développement annuel, la cohabitation de 2, 3 et 4 générations dans un même verger n’est pas impossible. La première et la deuxième génération sont complètes, l’importance de la troisième et surtout de la quatrième est contingentée par la diapause larvaire, c’est-à-dire ces chenilles qui ne peuvent pas se développer et qui s’endorment tôt en saison (une partie de l’été, l’automne et l’hiver). C’est pour cela que l’interprétation devient brouillée, une sorte d’entre-trois ou d’entre-quatre qui, par leur instabilité et l’embarras qu’ils suscitent, posent problème.
Dans la pratique on ne s’embarrasse guère de ces détails. Le jeu parait simple : le carpocapse commet des dégâts de la nouaison à la récolte et c’est tout. Pour s’en prémunir, il faut traiter chaque 10 jours, même lorsque le verger est sous confusion sexuelle, résume-t-on. Faites le compte pour sentir l’impact d’un tel empirisme. Et ce n’est encore qu’un exemple de ce que peuvent préconiser des phytosanitaires, ces pompiers pyromanes, favorisés par le réchauffement climatique, quand ils donnent leur conseil dans le seul but de démontrer l’efficacité de leurs produits. Il n’est pas impossible qu’en cherchant encore un peu, on finisse par dénicher d’autres combines visant à malmener l’insecte est surtout le producteur. Mais rien n’interdit aux facétieux de faire ainsi de bonnes affaires avec les gobeurs. À certains moments on se demande si la roublardise et la Science ne se disputent pas la protection de notre verger. Dans cette compétition, la Protection des cultures (Bac+6) apparait alors comme une discipline dont les principes ne sont pas irréfutables.
Ce polyvoltinisme, à l’œuvre chez d’autres bioagresseurs, où il n’y a donc plus besoin de s’embêter à comprendre les causes qui y conduisent, n’est pas commercialement neutre. Il porte en lui le présupposé de l’action, de l’intervention. Il plait aux phytosanitaires, qui ne sont parfois rien d’autre que des intermédiaires marchands attendant le bon moment, la bonne opportunité, le marché pour gonfler leur chiffre d’affaire. Il véhicule un préjugé commercial. Lequel ? Faisons un compte simple pour le savoir : deux générations = 7 traitements, trois générations = 10 traitements, quatre générations = 14 traitements ! On peut induire donc que le nombre de traitements est une évaluation indirecte du voltinisme de l’insecte. Vous l’aurez compris, ce n’est pas un mécanisme très imaginatif capable d’aider dans la compréhension de la dynamique de l’insecte, mais il est extrêmement efficace pour bricoler une stratégie commerciale de lutte aveugle. Au lieu d’expliquer la lutte par la biologie c’est le contraire qui se passe. On peut alors comprendre les liens qu’entretiennent les pratiques avec l’écologie de l’insecte. Par les effets dont elle est porteuse, cette conduite est aux commerciaux phytosanitaires ce que la canne blanche est à l’aveugle. Avec un tel procédé, plus besoin d’observations. Et il est difficile d’imaginer pire entorse au sens commun et au respect des principes de la protection phytosanitaire que l’invention de toutes pièces de ce ravaudage hors-jeu aux seules fins d’écouler ses pesticides. Le cycle et les générations ne sont alors qu’un simple décor où tout est agencé autour de la lutte.
L’agriculteur est généralement généreux. Parfois même un peu bonne poire… Les experts de la vente et du marketing l’ont bien compris : quelques rudimentaires techniques de manipulation peuvent s’avérer redoutablement efficaces pour stimuler son imprudente générosité. Il suffit à peine cinq minutes de discussion pour lui faire savoir que s’il ne fait pas ce qu’on lui dit, il risque de voir toute sa production par terre. Et voilà : on a gagné un sujet tout stressé, cherchant un semblant de confiance où bon lui semble, à la hâte et bien disposé à passer commande. Il suffit souvent d’une menace de dommage pour provoquer l’effet escompté.
On pourrait tout spécialement faire nos hommages à ces commerciaux pour leur remarquable filouterie et la manière dont ils se prévalent de bien des exploits en matière de business, car pour eux vendre du sucre ou des pesticides c’est kif-kif. Bref la spécialité de ce commerce existe mais elle est toute relative dans beaucoup de sites de production agricole où les producteurs sont sans défense. Derechef, l’objectif – aberrant – est d’ordre mercantile. Là réside peut-être la malédiction de la protection intégrée. Puisque l’obstacle est commercial, la méthode est attaquée sur le terrain. Là où le chercheur a la prudence de se borner à décrire des faits et à proposer des seuils et des mécanismes qui en rendent compte, les pseudophytiatres, sans aucun label agronomique, plus pressés d’en tirer des bénéfices, n’y vont pas du dos de la cuillère. Peut-on attendre de commerciaux payés aux litres vendus qu’ils appliquent un standard moral conforme aux attentes d’une profession ? Leur mobilité tous azimuts ne leur confère-t-elle le pouvoir de guider la lutte ? Il existe donc des facteurs qui favorisent cette démarche et le maintien de ces idées en dépit de leurs conséquences : l’attraction par la promotion et le crédit à la consommation. Curieusement, à l’accomplissement de ces tâches mêmes les vrais phytiatres se montrent moins bons élèves à l’école de la protection intégrée. Ils obéissent à des inclinations spontanées, à des injonctions concurrentielles ou verticales … c’est-à-dire un code professionnel : vends ou crève. Il y va de leur survie. C’est le paysage comportemental : une logique commerciale sans scrupules dans les limites duquel la protection phytosanitaire du verger se meut et où les contrevérités se propagent plus vite que les vérités. Dans une fameuse citation, Mark Twain, l’écrivain américain, père de Tom Sawyer, confirme : Un mensonge peut faire le tour de la terre le temps que la vérité mette ses chaussures ! Le temps que la recherche mette ses chaussures et que la vulgarisation ses chaussons, maints vergers en maints endroits sont déjà traités inconsidérément sans raison ni justesse, obéissant à une simple et fausse métrique.
Aux argumentaires souvent déployés pour inciter à traiter plus, il n’est pas difficile de répondre par des raisons, d’ordre scientifique, technique et commerciale, bien fondées, reposant sur une masse de faits que tout le monde connaît et qu’il n’est pas difficile d’exposer. De manière plus prosaïque, on peut dire que si le consensus est si difficile à obtenir, c’est parce qu’il n’y a pas de réelle discontinuité dans la nature du carpocapse entre son apparition, son développement et sa dormance. Sans un suivi assidu, il n’est pas aisé de déterminer quand le ravageur commence, ni quand il finit. Pour parvenir à un résultat qui soit le plus objectif possible, il a fallu attendre l’avènement du piégeage sexuel et la patiente observation qui l’accompagne. C’est une technique rodée d’une importance considérable, un peu comme si tous les vergers parlaient une seule et même langue à peine affectée ici et là par un accent plus ou moins local. Mais puisque la technique n’est pas optimale, car influencée par divers facteurs, nous avons besoin de rigueur et de méthodes complémentaires pour mieux asseoir notre raisonnement. La finalité de ce moyen d’observation, entrepris par nous-même depuis 1998, confirme qu’il existe un foisonnement saisonnier complexe qui ne signifie pas que l’on soit condamné à ne jamais comprendre comment l’insecte évolue, mais qui organise l’insecte selon 4 successions (4 générations) à Azrou. Tels sont les deux faits majeurs, mais pour les comprendre, nous avons besoin qu’une synthèse les mette en relation pour nous livrer une interprétation cohérente. Pour cela, nous avons donc à notre disposition les résultats de 25 ans de piégeage, soit une génération humaine et pas moins de 100 générations de carpocapse, une espèce de lunettes spatio-temporelles pour regarder le vol de l’insecte, voir comment il s’installe, les événements qui freinent ses populations…, le tout en relation avec le climat annuel.
Les faits que nous venons de citer indiquent que le carpocapse apparait selon un agencement qui s’accumule fortement dans les vergers dans une dynamique en progression croissante d’individus entre avril et septembre. À partir d’ici, cette expansion confirmée doit être expliquée. Les données du piégeage nous offrent un déroulement des pullulations. L’avancée des observations sur les larves ajoute bon nombre d’arguments au développement de l’insecte, en particulier sa diapause larvaire, qui est d’une importance cruciale pour sa survie et sa reproduction. C’est une adaptation à l’hiver et à l’absence d’hôte. Le mécanisme général est le suivant : après une activité et une phase de multiplication, le carpocapse s’éclipse. C’est l’hibernation, c’est-à-dire son moyen subtil de cacher sa présence. Telle la belle au bois dormant attendant le baiser du prince charmant, les larves de dernier stade sommeillent repliées en fer à cheval dans des cocons disséminés dans le verger, attendant le stimulus qui les sortira de leur torpeur et les métamorphoser en chrysalides puis en papillons. La durée de diapause est la capacité d’une larve à demeurer « dormante ». Cette capacité n’est pas la même pour toutes les larves. Certaines larves ont un sommeil plus ou moins court (≤ 6 mois), d’autres moyennement long (≤ 8 mois) et d’autres enfin très long (≥ 8 mois) avec tous les temps intermédiaires. De ce développement il résulte un fouillis dans le vol des papillons qui s’étale sur plus de 4 mois (mars, avril, mai, juin). Par cette diapause, le carpocapse a suffisamment de temps et de conditions pour que naisse l’échelonnement de son premier vol qui donnera la première génération. Cet étalement est un bon moyen de gagner en souplesse et en adaptabilité. Le carpocapse ne met pas tous ses œufs dans le même panier. Il s’assure de pouvoir toujours être là en bonne forme pour ses hôtes. Ce phénomène est loin d’être anodin, il est tout bonnement à l’origine des chevauchements des générations que nous connaissons. C’est là un trait de la plus haute importance pour son maintien, pour sa conservation, et pour son évolution ultérieure. C’est une pierre de plus sur le mur qui nous gâche la vue sur le déroulement de sa vie saisonnière et qui apparait comme un continuum prospérant dont on ne peut considérer une partie que par abstraction. L’insecte s’arrange avec lui-même en conjuguant ses propriétés (fécondité, étalement des pontes, échelonnement des sorties de diapause…) pour produire les pullulations que nous observons. Cela explique la relation conflictuelle particulière que les producteurs entretiennent avec le ravageur.
Plus généralement, les générations n’ont qu’un rôle théorique et on se méprend singulièrement en leur attribuant un rôle forcé. Une génération est une convention de langage. Dans la réalité, apparaissent des ouvertures à la reproduction entre générations, plus ou moins perméables, dépendant des aléas des milieux et de la dynamique de l’insecte. Si bien qu’on peut ne pas donner de réponse précise à cette question. Évidemment, on pourrait bien fournir une moyenne, mais l’écart type serait si grand que l’information en serait atténuée. En laboratoire, où tout est contrôlé, on « fait » des générations avec des stabilités dans les durées de développement. On estime que la durée de vie d’une génération est de ±30 jours à 25°C. Au champ, la moyenne en temps absolu donnée dans la littérature oscille entre 35 et 40 jours. In situ, les limites des générations sont arbitraires, comme pour toute catégorie. La méthode de collecte de données la plus communément utilisée est l’échantillonnage. S’ensuivent alors des phases de dépouillement qui permettent, plus tard, d’estimer le nombre de larves, leur âge… Une génération commence conventionnellement au stade œuf et comprend tous les états successifs jusqu’au stade œuf prochain. Les plus diviseurs des entomologistes utilisent la « règle des 75 % » : il suffit qu’un stade distinctif soit présent chez 75 % des individus dénombrés pour qu’on en fasse le repère d’une génération. Car il n’y a aucun critère fiable qui permette de déterminer comment on pourrait distinguer les parents de leurs descendants. On comprend que cela fasse mal à la structuration de la population en générations.
Dans la pratique, le cycle n’explique pas tout mais fabrique un marché de pesticides tout aussi peu fiables que la morale de leurs revendeurs. Cela est intéressant à mettre en exergue parce que ce commerce est très souvent médit sur le terrain. De manière plus fondamentale encore, rien ne dit que ce tripatouillage ex situ recouvre une quelconque réalité bioécologique. Quand la nourriture est disponible et le climat convenable, le carpocapse n’a pas beaucoup de peine à produire ses générations, qui profitent à un intellect commercial pas toujours neutre. À tout moment on peut légitimement douter des motifs de son conseil. L’appât commercial peut offrir une formidable capacité à tromper et à obstiner intuitivement dans l’erreur l’utilisateur et le conduire à des comportements peu rationnels, potentiellement erronés, voire techniquement injustifiables et avec des effets pervers insoupçonnés. La facilité dans l’attribution du crédit, qui prend des allures de sujétion, aide dans ce sens. Un producteur endetté est forcément prisonnier du futur, il ne peut plus envisager de vivre autrement. Endetté jusqu’au cou, il sera définitivement captif de ses fournisseurs.
La lutte contre les ravageurs croise les problèmes mécaniques liés aux traitements. On ne peut penser aux applications des pesticides sans songer au matériel de traitements. Les bons réglages et étalonnages des appareils, le mouillage adéquat, le juste dosage sont d’une utilité considérable. On ne peut que constater la négligence permanente de cette facette de la lutte et même, sans doute, la vétusté du matériel parfois rendue possible par l’irresponsabilité des applicateurs.
En conclusion
Cette recension un peu latérale prouve qu’il faudra beaucoup de temps pour parvenir à réaliser une application pesticide correctement. À défaut de choses meilleures et bien faites, comment faire pour freiner la progression du carpocapse ? Nous avons vigoureusement insisté sur le polyvoltinisme et ses conséquences. Insistons, le nombre de générations n’implique pas une discontinuité dans les populations du carpocapse ou de ses dégâts. Les limites de la confiance à accorder aux générations importe peu, retenons seulement que leur nombre est donc le résultat d’une cause climatique. D’un point de vue pratique, ses dégâts sur pomme sont commis de la nouaison à la récolte. Quand on l’affuble d’un nombre de générations, c’est généralement pour le condamner et le matraquer davantage. Heureusement dans leur travail quotidien, qui exige une réactivité maximale, les producteurs n’ont pas besoin d’une délimitation totale et précise des générations pour se dégager de la prise du ravageur. Dans leur mission de protéger leur culture, ils n’apprécient pas les nuances; ils aiment les concepts bien tranchés. Cette manière de voir possède quelques avantages didactiques, mais elle peut conduire à des erreurs surprenantes du type : 2 générations moins de traitements, 4 générations plus de traitements. Le nombre de générations a un impact fort sur l’intensité de la lutte. C’est pour cela qu’il faut leur rappeler que ces frontières sont seulement conceptuelles et poreuses, tandis que dans la pratique existe un continuum, une autre façon d’exprimer la continuité entre les générations, dont il faut pour préciser le nombre des observations minutieuses et des plans d’échantillonnage soignés.
Il n’est pas encore clair pour tout le monde combien est large l’hétérogénéité dans le développement de l’insecte, ni que cette variation est sans cesse reproduite. Nous devons prendre conscience qu’une génération n’est pas toujours un groupe homogène d’individus tous de même âge et évoluant de la même manière à un moment donné. C’est n’est que partiellement vrai. Il faut être atteint du syndrome d’Anton-Babinski – être aveugle sans le savoir- pour ne pas s’en rendre compte. Le carpocapse est originaire de l’Asie centrale, où aux confins de la Chine et du Kazakhstan les ours ont effectué un long et précieux travail de sélection à partir d’une espèce de pommes sauvages, petites et acides, prisées par certains oiseaux, faisant émerger progressivement une pomme sucrée et beaucoup plus grosse. Tout cela ne s’est pas fait en un jour et l’on comprend dès lors que ce n’est pas un petit exploit que d’être toujours en forme pour voyager et s’installer partout où la pomme est cultivée. Grâce à cette expansion, on peut enfin entrevoir la complexité de son écologie et tisser progressivement ses liens avec le milieu. Cela montre qu’il déploie lui aussi mille stratégies pour assurer son triomphe. L’un de ses carburants dans ces stratégies est la diapause. Et sa présence là où ses hôtes sont récemment cultivés porte la trace indélébile de son histoire. Et il n’est devenu pléthorique dans ses nouveaux périmètres que parce qu’il possède la panoplie de caractères génétiques qui lui a permis de coloniser de territoires neufs et à sa lignée de perdurer jusqu’à nous à travers de longs milliers d’années de menace directe. Il a réussi cet exploit grâce à son comportement face aux signaux de l’environnement, en favorisant leurs avantages et en minorant autant que faire se peut leurs risques. Et ici à nouveau, nous retrouvons, par le biais de cette allusion, un principe de continuité déjà évoqué en ouvrant ce texte. Le principe de continuum offre un angle de réponse à cet embrouillement et réduit la génération à une vitalité remarquable d’une écophase statistiquement distinctive.
Le lecteur parvenu jusqu’ici sera peut-être frustré par mon irrésolution. Il faut donc en dire quelques mots avant de clore ce débat. Tous les éclaircissements et détails sur le carpocapse peuvent être pris, pour le plus grand bonheur des intéressés, dans les travaux réalisés à Azrou et à Oulmès qui se trouvent être les endroits parfaits pour ce genre d’expérience (Hmimina, Aziz et Ayello 1999 ; Hmimina & El Iraqui 2015 ; El Iraqui & Hmimina 2016….). Ces travaux, à la fois fouinés, répartis sur une période plus longue et précieux, dérangent une vision établie depuis longtemps et qui n’avait jamais été vraiment discutée sur la base de faits ou d’observations, mais plutôt à travers des considérations commerciales. C’est assez dit et le lecteur me pardonnera d’insister, mais il fallait le dire pour bousculer un peu les choses, et en particulier créer un courant de résistance au papotage naïf et profane circulant. Pour finir, osons suggérer l’idée positive, peut-être hardie, d’une inestimable synthèse des données, à coup sûr stockées çà et là, que je suis disposé à entreprendre pour établir un modèle mieux éclairant l’état actuel du carpocapse dans diverses régions de production. En quelque sorte, un assemblage spatio-temporelles disciplinant et accumulant les vols disparates de l’insecte, voir comment il s’installe, les événements qui freinent ses populations…, le tout en relation avec le climat annuel et les traitements subis. Puis-je espérer attendre ce partage dans les conditions les meilleures pour amender les quelques insuffisances locales, en tirer un avantage collectif et le faire circuler pour le bien public ? C’est cette tradition valorisant la coopération entre chercheurs-producteurs qu’il faudrait encourager et où doivent s’inscrire les débats professionnels qui attirent l’attention et le concours de toute la profession et permettent de porter un jugement consolidé par l’espace et le temps. Ce travail collectif de synthèse permettra, nous l’espérons, d’esquisser des pistes d’action réalistes, de nous aider à progresser le plus en confiance possible vers un possible où se dessine chacune de nos régions de production.