Par Pr M’hamed Hmimina
Le piégeage sexuel, méthode rapide et peu coûteuse, pour prévenir le risque potentiel d’un ravageur, est une des techniques par laquelle est arrivé le raisonnement de la lutte. Assez bien développé sur certaines cultures, notamment les vergers et les primeurs, il permet aux agriculteurs, quotidiennement confrontés aux pressions des nuisibles, d’accommoder leur décision à la menace potentiellement encourue. Sa fonction initiale avait ajouté à la phytoprotection une innovation combinant la surveillance pour un meilleur contrôle, l’économie en pesticides, le respect de l’environnement et des précautions confortant la sécurité du consommateur. Cette appréciation ex ante des déprédateurs étant bien reconnue, on constate que 50 ans après le piégeage sexuel est resté circonscrit au conseil sans que les captures enregistrées soient traduites quantitativement en chiffres exacts des populations, c’est-à-dire en valeur absolue plutôt qu’en charge relative ayant pour seul intérêt l’avertissement. Autrement dit, les données fournies par le piégeage demeurent pratiques et peu exploitées pour ne pas dire totalement laissées hors du champ de l’analyse populationnelle.
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En remontant les travaux historiques, on retrouve que les premières approches centrées sur la corrélation captures-niveaux factuel de population se répandirent dans les années 1970 pour divers ravageurs qui occupaient et occupent toujours une place de choix : Sesamia, Heliothis, Agrotis, Cydia… On s’était bien intéressé aux liens possibles entre captures et populations existantes pour rendre la méthode pertinente et en faire un moyen d’échantillonnage crédible, mais aucune réponse d’inspiration mathématique ou statistique ne s’en est dégagée. Nous en dirons simplement que rien n’a démenti à ce jour ce constat vieux de près d’un demi-siècle. La polémique est suffisamment bien connue pour qu’il ne soit pas nécessaire de la commenter. En reflet du bon sens de l’époque, on se contentera de rappeler que tout s’est passé par la suite comme si l’usage pratique avait suffi à laisser tomber l’évaluation explicite des populations. Comment s’y prendre maintenant pour que ce procédé ait une certaine finalité en dynamique des populations et une certaine constance en dépit de son empirisme ?
Les initiateurs de cette perspective ou à vrai dire les principaux représentants de cette remise à neuf sont des entomologistes, des écologistes, des mathématiciens et des informaticiens de l’Université de Michigan (Millers et al. 2015 ; Adams et al. 1916). Entreprenant ensemble, ils ont ressaisi tout l’intérêt de la méthode dans l’appréciation des populations et sont arrivés à mettre en relation fondée les captures et les populations réelles dont elles sont issues, deux éléments jusqu’alors isolées ou indécis l’un de l’autre. Ainsi par sa multiple compétence, cette équipe, où chaque intervenant disposait de l’occasion d’exercer son talent et où chacun avait quelque chose à prouver pour le réseau, a restreint notre inaptitude à mieux tirer profit du piégeage sexuel en en faisant un outil quantitatif. Comment ont-ils procédé ?
Partant du postulat qu’il est possible de mieux exploiter le piégeage sexuel, leur idée initiale a été de quantifier les populations et de proposer des représentations graphiques fonctionnelles du vol de mâles stériles, produits en laboratoire, marqués puis lâchers dans le verger et recapturés par des pièges de surveillance standards appâtés à la codlémone dans des vergers michiganais de pommiers non perturbés par la confusion. Leurs principaux objectifs étaient de déterminer la cohérence et la fiabilité des rayons de piégeage que constitue la portée du panache émis par le piège, la distance de dispersion maximale des papillons capturés et leur proportion parmi la population en vol dans la zone de piégeage. Pour cela deux schémas de lâcher de papillons ont été adoptés :
1) des lâchers à intervalles réguliers dans les quatre directions cardinales,
2) des lâchers réguliers répartis sur l’ensemble des blocs de verger expérimental de 18 ha environ.
Disposant d’une vision certaine de l’activité des papillons sur lesquels ils acquièrent une connaissance directe au moyen de mesures de leur suivi à la trace et après de longs calculs sur les recaptures des deux types de lâchers effectués, ils mettent au point une formule valable pour estimer de manière exhaustive des populations. Ainsi, après de laborieux calculs, les proportions moyennes de papillons piégés sont de 0,01 lorsque les populations sont abondantes, et 0,02 lorsque les populations sont faibles. Selon ces estimations, 99,98 et 99,99% de mâles ne viennent pas au piège. Laisser cette masse augmenter et s’activer à sa guise, c’est perdre le contrôle. Quant à l’écart statistique, à l’avantage des basses populations, il s’explique sans doute par la compétition entre phéromones synthétiques et naturelles émises profusément par les femelles sauvages dans le cas de fortes populations. À propos de la distance maximale moyenne de volatilisation de la phéromone, elle est de 260 mètres environ, ce qui équivaut approximativement à une superficie de 21 ha couverte par un seul piège.
Le nombre moyen d’œufs pondus par une femelle du carpocapse varie entre 100 et 200 éléments, mais au champ il semble se situer, en toute sécurité, aux alentours de 50 éléments dont seulement 33% environ produisent des larves réussissant à ronger avec succès les pommes (Geier, 1963 ; Agndam et al. 2009). Plus tard, la réussite de la nymphose et de l’éclosion de papillons est de 90 et 85%, respectivement (Geier, 1963). Cela veut dire que seulement 25% des œufs pondus évoluent en papillons. Sur cette base et sous un régime sans insecticides, les dommages causés par chaque femelle sont de l’ordre de 17 pommes (50 x 0,33).
Exemple pratique d’un verger au Maroc
Se faisant fort de ces éléments, nous avons voulu retrouver dans l’expérience vécue les éléments dont la genèse et le devenir conféraient au piégeage sexuel une assise plus stable, sur laquelle fonder un renouvellement de perspective que nous n’avons jamais cessé d’appeler de nos vœux. Comment briser alors la certitude si bien perpétuée depuis 50 ans ? C’est au départ de cette question banale que nous souhaitons proposer au fil des errances de notre expérience le renversement d’une pratique qui nous englue pour une meilleure perspective. Les orientations décrites ci-dessus laissent ouverte la perspective d’une telle déduction, dont le titre en dicte d’ailleurs le contenu.
En introduisant les biais associés à notre production, à notre management ordinaire des populations et à leur niveau fourni par les pièges, les manœuvres qui vont suivre y répondront. Pour cela prenons l’exemple d’un verger dit Aziz à Azrou où les captures réalisées sont rapportées dans le tableau 1.
Tableau 1. Captures de carpocapses au verger Aziz à Azrou
La moyenne par piège est de 152 mâles/4ha (un piège pour 4ha) soit 38 mâles englués /ha, ce qui ramène, à raison de 2% de prises, à une population réelle de 38 x 50 = 1900 mâles/ha et autant de femelles dont la descendance peut être estimée à 31.350 larves. La descendance de chaque femelle détruit, rappelons-le, 17 fruits soit 32.300 pommes/ha. En conséquence, une chenille détruit en moyenne 1,03 pomme et coûte entre 2 et 3 centimes en insecticide.
Cette première estimation, bien alarmante du reste, présente peu d’intérêt, car le premier jour de piégeage se traduit toujours par une affluence remarquable de captures, presque chimérique, qu’il faudrait à mon avis délaisser dans l’évaluation du risque. Ainsi des 609 papillons englués sur la période présentée dans le tableau ci-dessus, nous ne retenons que les 375 saisis après le 11 avril. La moyenne par piège est alors de 93,75 mâles pour 4 hectares (1piège/4ha) soit 23,4 mâles/ha. Ceci ramène à une population réelle de 23,4 x 50=1170 mâles/ha et autant de femelles dont la progéniture peut être estimée à 1170 x 50 x 0.33= 19.305 larves/ha. La descendance de chaque femelle détruit, rappelons-le, 17 fruits, ainsi la population présente abime 19.890 pommes/ha. En conséquence, une chenille détruit en moyenne 1,03 pomme et coûte assurément entre 3 à 6 centimes en insecticide pour son périssement.
Le rendement du verger, lieu du piégeage, est de 30 tonnes en moyenne soit environ 30.000 x 6 = 180.000 pommes/ha. Sans un assainissement efficace, les pertes seraient de 19.890/180.000 = 11% ! Deux traitements dirigés contre le ravageur, le premier le 7 mai et l’autre le 16 mai, l’ont rendu sans conséquence sur la production. En effet, lors du comptage effectué le 20 mai les dégâts étaient < 0,5%.
Ces chiffres invitent à s’interroger sur l’adéquation de ce qui se fait pratiquement sur le terrain. On se souvient que l’on installe 1 piège/4ha et que le seuil d’intervention admis est de 5 mâles/piège et que lorsque plusieurs pièges sont placés dans le verger c’est le piège pessimiste qui conditionne la lutte. C’est une pratique d’Europe du Sud qu’aucune expérimentation réelle locale n’est encore venue en montrer les avantages ou les limites et les risques.
En jouant habilement de ces paramètres, et sans se perdre en arguties, on peut bâtir un processus de vérification des normes d’interprétation exposées ci-dessus pour expliquer pourquoi ces seuils et pas d’autres ? C’est un point à éclaircir, sur la base de ce qui a été démontré plus haut.
Cinq mâles/piège c’est aussi 250 mâles et 250 femelles/4ha ou 63 femelles/ha et 1071 fruits /ha détruits (63 x 17). La quantité de larves produites par les 63 femelles est 63 x 50 x 0.33 soit 1039 larves/ha, Pour un rendement moyen de 30 tonnes/ha, le seuil correspondant est de 0,6% de fruits avariés ce qui semble bien sévère, car le coût insecticide de la mise à mort d’une chenille revient à 0,58Dh en moyenne !
Considérant la validité de l’option du seuil de 2% de fruits attaqués, par un calcul à rebours basé sur 30 tonnes/ha, cela correspond à 600kg de fruits perdus/ha ou 3600 pommes/ha, déprédations commises par 212 femelles piégées/ha ou 848 femelles factuelles/piège, soit 17 mâles/piège.
Pour prendre conscience de ces calculs utilitaristes, la voie me semble désormais libre à une révision du seuil, combinant la population larvaire et les saisies aux pièges en relation avec le rendement/ha, que les praticiens, qui se plaignent souvent de la sévérité du seuil de 5 mâles/piège, peuvent adapter à leur situation particulière. D’ailleurs, pour contourner la curée et calmer la panique qu’impose ce seuil, toujours en dépassement, le délai entre traitements successifs n’excède pas 10 jours, soit la rémanence prétendue des produits. Ainsi, le piégeage supposé mettre des limites à la lutte chimique aveugle ne semble avoir d’autre effet que de confirmer l’inquiétude et les rincées insecticides qu’elle engendre volens nolens. Ce phénomène, sur lequel les témoignages sont innombrables, peut être expliqué comme suit : d’abord, la difficulté de contrôler le ravageur n’est plus dans ce contexte qu’une antiphrase pour désigner l’échec de la lutte, si bien que de nombreux producteurs se désintéressent du piégeage ou le dédaignent, quitte à se désoler un jour ou l’autre des navrantes conséquences de cette indifférence. Ensuite, il est notoire qu’une mauvaise publicité, la barbarie marchande de la vente sur pied, peut entrainer des difficultés sérieuses de commercialisation. C’est cette difficulté qui justifie économiquement le recours à des procédés irrationnels de lutte (plus bas coût des traitements). Et plus la menace pèse plus on traite au moindre coût augmentant le risque de résistance. Enfin, l’issue d’un tel affrontement affecte, tellement l’agriculteur, qui ne pouvant parvenir à freiner les pullulations, donne l’image d’un producteur pathologique, se trouvant à la fin bon pour les plumes et le goudron ! Pour les pomiculteurs, le carpocapse est comme un échafaud où le prix de vente doit rendre l’âme.
En conclusion
Me référant à ma seule expérience personnelle, tout ce que j’ai tenté ici c’est d’expliquer avec des chiffres et des faits la pratique « piégeage sexuelle ». L’apport capital que cette technique a exercée et exerce encore justifie ou excuse la longueur du développement que j’ai dû fournir à ce sujet. Toutefois, je suis loin de prétendre ou d’inférer, comme je suis d’ailleurs très loin de croire que le piégeage explique à lui seul, ni même qu’il explique principalement la réussite de la lutte contre le carpocapse. Atteindre cette perfection est sans doute assurée par la combinaison du piégeage, l’observation continue du verger (comptage de 1000 fruits, bandes-pièges aux troncs), la qualité des applications, l’enchainement des pesticides, compléments nécessaires à la lutte, qui ne saurait progresser correctement sans eux. Au fil de nos prospections, la liste des producteurs qui se sentent trahis par les seuils est bien longue. Renouveler ce seuil est aujourd’hui une priorité, mais en s’appuyant sur des documents et sur des faits.
Le seuil de 5 mâles/piège est fortement orienté vers la sécurité. D’après nous supputations cette limite pourrait être relevée de manière à augmenter les bénéfices des producteurs en réduisant les coûts de lutte sans accroître les risques. La prudence dans l’admission d’un seuil économique bas est toutefois justifiée en raison de la capacité de ce ravageur à essor démographique fulgurant. De plus, il existe une variabilité inhérente considérable des captures dans un seul piège et entre pièges. Un producteur ne peut risquer sa production par méfait des prises des pièges. Rappelons que le piégeage est un processus stochastique façonné par des interactions aléatoires d’insectes en mouvement vers une source. Avec une densité constante de ravageurs qui donne une capture moyenne, il y a une forte probabilité qu’un nombre bien supérieur ou inférieur à cette moyenne soit enregistré si un seul piège est déployé. De la sorte, ajouter plus de pièges par zone échantillonnée augmente la précision des interprétations des captures, mais cela doit être fait le moins lourd possible. À présent, est-il possible de maintenir le seuil de 5 mâles/piège ? Nous avons fourni une réponse rigoureuse à cette question en justifiant 17 mâles comme seuil dérivant des 2% de fruits avariés généralement tolérés, et auquel nous avons apporté de plus amples preuves et de plus minutieux éclaircissements. Dans l’idéal, et d’un point de vue normatif, le technicien phytosanitaire, en homme de confiance, se comporte toujours en agent prudent. Eu égard à sa défiance, nous réduisons ce seuil à 15 mâles. Corriger le seuil est aujourd’hui une priorité, mais en s’appuyant sur des documents et sur des faits. Au lieu de plaquer des concepts empruntés, considérés comme valable tous azimuts, il nous a paru convenable de pratiquer une démarche inductive et généralisante. D’une manière figurative, la grammaire de la lutte est à peu près partout la même mais les ingrédients mobilisés pour composer la phrase bien formée, dont l’aboutissement est la bonne protection, sont grandement variés.
Références bibliographiques
Adams C. G., Schenker J. H., McGhee, G. L. J., Brunner J. F., Miller J. R. 2017. Maximizing Information Yield From P. S. Pheromone-Baited Monitoring Traps : Estimating Plume Reach, Trapping Radius, and Absolute Density of Cydia pomonella (Lepidoptera : Tortricidae) in Michigan Apple. Journal of Economic Entomology, 110(2), 2017, 305–318
Agndam, H. R., Fathipour Y., Kontodimas D. C., Radjabi G., Rezapanah M. 2009. Age-specific life table parameters and survivorship of an Iranian population of codling moth (Lepidoptera : Tortricidae) at different temperatures. Ann. Entomol. Soc. Am. 102: 233–240.
Geier, P. W. 1963. The life history of codling moth, Cydia pomonella (L.) (Lepidoptera: Tortricidae) in the Australian Capital Territory. Australian. J. Zool. 11: 323–367.
Miller, J. R., Adams C. G., Weston P. A., Schenker J. H. 2015. Trapping of small organisms moving randomly: principles and applications to pest monitoring and management. Springer Briefs in Ecology, New York, NY, p. 114.