[ENTRETIEN]
Chacun pour soi, Dieu pour tous, telle semble être la devise des pays à l’ère du Coronavirus. Même les chantres de la mondialisation ont fait un repli sur soi faisant primer la théorie du réalisme dans les relations internationales et laissant les pays dépendants des marchés à l’international dans le désarroi. Le cas de la réaction ou de l’inaction de la communauté européenne vis-à-vis de la détresse de l’Italie ou encore le détournement des masques par des puissances mondiales. Toutes chaînes d’approvisionnement confondues ont été mises à mal. Le Maroc, pays largement dépendant de l’extérieur, a actionné plusieurs leviers pour assurer une stabilité des prix sur le marché intérieur notamment en suspendant les taux d’importation d’un large éventail de denrées alimentaires en perspective d’une éventuelle flambée des cours à l’international. Le Coronavirus provoquera-t-il une crise alimentaire mondiale comme en 2006-2007 ? Quels enseignements en matière de sécurité et souveraineté alimentaire le pays doit-il en tirer ? L’analyse de l’économiste et universitaire, Najib Akesbi.
EcoActu)
Il y a quelques années, la crise des prix des matières premières mettait à nu la faible sécurité alimentaire de certains pays. Dans quelle mesure la pandémie du Coronavirus risque-t-elle de faire revivre le même scénario dans les pays dépendants des marchés extérieurs ?
Najib Akesbi : Depuis les années 80 du XXème siècle, l’idéologie néo-libérale qui s’était imposée à l’échelle de la planète prétendait que le libre-échange était la solution miracle pour permettre à chaque pays, en se spécialisant dans les productions où il dispose « d’avantages comparatifs », de gagner à l’échange international et d’accélérer sa croissance grâce à une plus grande intégration dans la dynamique de la mondialisation.
Dans le domaine de l’agriculture et de l’alimentation, la conséquence d’une telle doctrine allait conduire à une singulière approche de la sécurité alimentaire : celle-ci n’avait plus besoin d’être liée au concept d’autosuffisance alimentaire, puisqu’elle pouvait désormais être aisément obtenue sur le marché mondial, pourvu que le pays concerné dispose d’assez de devises pour cela, et qu’il s’agissait précisément d’accumuler en se focalisant sur le « tout-export »… La boucle de l’extraversion était ainsi bouclée, dans l’euphorie de la mondialisation heureuse !
Certes, les études approfondies, les expériences pratiques, le débat public avaient assez rapidement pu mettre en évidence l’inanité d’une telle approche, non seulement parce que la denrée alimentaire a ses spécificités évidentes et ne peut donc être assimilées à n’importe quel produit ordinaire, mais plus encore parce qu’elle était tout simplement devenue une « arme ».
Redoutable, l’arme alimentaire avait déjà frappé, notamment en Afrique et en Asie, pour faire plier tel gouvernement « rebelle » (et combien même ses caisses pouvaient regorger de devises !), ou ramener tel autre à de meilleurs dispositions envers les intérêts de certaines puissances dominantes …
Pourtant, étroitement « tenus » par les Institutions financières internationales, Banque mondiale en tête, et dans le sillage des tristement célèbres politiques d’ajustement structurel, la plupart des pays en développement ont continué de concentrer leurs efforts sur la production des denrées destinées au marché mondial, et négliger les productions traditionnelles et vivrières, celles-là mêmes principalement consommées par leurs populations.
Le résultat pour ces pays en fut une dépendance alimentaire inédite, de plus en plus massive. De plus en plus dangereuse aussi, notamment lorsque, en 2006-2007, éclata sur le fameux « marché mondial » une véritable flambée des prix de la plupart des produits alimentaires. Dépourvus d’assez de ressources à la fois pour s’approvisionner aux nouvelles conditions du marché et pour subventionner les prix intérieurs devenus bien supérieurs aux pouvoir d’achat de la grande majorité de la population, nombre de pays en développement avaient dû vivre des crises aiguës, ponctuées de mouvements de contestations sociales, d’émeutes de la faim, et d’humiliantes soumissions au diktat des bailleurs de fonds internationaux…
Cela a-t-il nécessairement été pris en compte au Maroc ?
Le choc fut alors tel que l’on avait pu assister à de véritables remises en question des dogmes ambiants. Au Maroc en tout cas, on avait pu entendre des voix qui, des décennies durant, nous avaient chanté les bienfaits de la spécialisation dans les cultures d’exportation, nous expliquer combien la sécurité alimentaire était devenue essentielle ! Devant l’évidence des faits, on semblait prendre conscience de l’importance d’augmenter, à tout le moins, les taux d’autosuffisance de certaines denrées alimentaires de base pour la population, à commencer par les céréales, le sucre, les huiles oléagineuses…
Malheureusement, la suite des évènements allait montrer que ce discours n’était que de circonstance. Le « Plan Maroc Vert », commandé à un bureau d’études international, et lancé à partir du printemps 2008, allait faire comme si de rien n’était ! Non seulement il poursuivait et même accentuait les choix antérieurs (en les dotant de moyens encore plus importants), mais il fit preuve d’une incroyable désinvolture à l’égard précisément de la question de la sécurité alimentaire, quasiment ignorée dans les milliers de diapositives des « livrables » faisant fonction de nouvelle stratégie agricole du Maroc à l’horizon 2020…
2020, nous y sommes ! Et bien avant même l’actuelle « crise du Corona », et de l’aveu même des responsables du pays, on sait que le bilan du plan Maroc vert n’a guère été … rose. En tout cas les faits et les chiffres parlent d’eux-mêmes : le Maroc est aujourd’hui encore plus dépendant des importations alimentaires qu’il ne l’a jamais été.
Pour répondre aux besoins de consommation des Marocains, nous sommes encore acculés à importer 50 à 60% de nos besoins en blé tendre et en sucre, la totalité de nos besoins en maïs (principal intrant pour la production de la viande blanche), la quasi-totalité de nos besoins en huiles de graines… Et comme un malheur ne vient jamais seul, « l’année corona » est aussi une année de sécheresse, ce qui conduit à une chute de la production (les prévisions annoncent une production de blé presque de moitié inférieure à celle d’une année moyenne), et partant génère un besoin d’importation encore plus massif.
De ce point de vue, le choc est donc double pour notre pays : Une baisse de la production alimentaire à un moment où la « crise globale » consécutive à la pandémie du Corona conduira inéluctablement à une tension sur les marchés mondiaux, avec des réflexes -bien connus en pareilles circonstances- de repli sur soi, de protection des marchés intérieurs, de réduction voire d’interdiction des exportations…
Pour des pays comme le Maroc, si fortement dépendant desdits marchés mondiaux des denrées alimentaires, un tel scénario serait lourd de conséquences. Le risque ne serait pas seulement celui d’une nouvelle flambée des prix (avec des conséquences évidentes sur la balance des paiements, les réserves de change, le pouvoir d’achat de la population et/ou le déficit budgétaire via la Caisse de compensation), mais aussi une pénurie porteuse d’une réelle difficulté à assurer l’approvisionnement du pays en denrées aussi vitales. Bref, l’insécurité alimentaire dont on n’ose guère imaginer toutes les implications, à différents niveaux…
La décision du gouvernement en date du 27 mars 2020 de prolonger la suspension de la taxe sur l’importation du blé tendre, blé dur, pois-chiche, lentilles… saurait-elle à elle seule juguler cet effet double Coronavirus-Sécheresse ? Sachant la pression de ces importations sur nos réserves en devises…
Face à une telle situation, il faut évidemment commencer par distinguer l’action d’urgence, à court terme, de celle de nature stratégique, nécessairement à plus long terme. Dans l’immédiat, il faut naturellement se préoccuper surtout de l’approvisionnement dans les meilleures conditions du marché intérieur pour éviter toute rupture de stocks et le risque d’apparition de mouvements de panique, corollaires de pratiques spéculatives de nature à amplifier encore la crise…
Or déjà à ce niveau, des questions lancinantes se posent : Qu’en est-il de nos stocks de sécurité, dont on sait malheureusement que les normes ne sont guère respectées depuis bien longtemps, notamment en ce qui concerne le blé ? Quelle politique d’approvisionnement sur les marchés mondiaux, ou auprès des principaux pays producteurs, avons-nous été en mesure de déployer pour assurer une sécurité minimale pour les denrées les plus vitales ? De quelles ressources en devises disposons-nous pour acquérir –aux prix en vigueur- les denrées dont nous aurons besoin, et reconstituer de meilleurs stocks de sécurité ? Autant de questions auxquelles il va bien falloir apporter des réponses appropriées et urgentes.
Au-delà de la sécurité, la souveraineté alimentaire…
A moyen terme, il est clair que le simple bon sens impose aujourd’hui de tirer les enseignements de l’expérience et des sonnettes d’alarme que les différentes crises ne cessent de nous adresser. Au-delà de la sécurité alimentaire, qui reste un concept ambigu et controversé, ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’une claire vision de notre souveraineté alimentaire. Celle-ci va au-delà de l’impératif d’accès à une alimentation « suffisante, saine et nutritive », pour revendiquer « le droit des peuples de définir leurs propres systèmes agricoles et alimentaires », et partant leur droit de concevoir et mettre en œuvre les politiques agricoles qui correspondent avant tout à leurs propres besoins avant de répondre à ceux du marché mondial.
A l’heure où cette crise du coronavirus secoue brutalement les gouvernements les plus libre-échangistes, notamment lorsqu’ils doivent constater que l’essentiel de leurs approvisionnements en médicaments est produit en Asie, à des milliers de kilomètres… on comprend que cette notion de souveraineté alimentaire ne soit plus rejetée d’un revers de main comme étant un slogan de « gauchistes altermondialistes », mais sérieusement prise en considération, ou à tout le moins réellement méditée.
L’un des bouleversements attendus de « l’après – corona » est bien là. Le mythe de la « mondialisation heureuse » s’est bel et bien effondré, et dans le domaine qui nous occupe ici, la fable de la sécurité alimentaire prise en charge par le marché mondial est également apparue pour ce qu’elle est, une fiction trompeuse.
Les dès étant actuellement jetés, comment le Maroc peut-il rectifier le tir d’autant que nous sommes au début de la mise en œuvre de la Génération Green 2030 ?
Au Maroc, il ne s’agit pas de « rectifier le tir », mais de repenser de fond en comble nos choix de politique agricole et rurale pour désormais les mettre au service d’une véritable souveraineté alimentaire de notre pays.
Il s’agit de faire mieux correspondre notre modèle de production avec notre modèle de consommation, dans le respect de la préservation de nos ressources naturelles et des équilibres sociaux et territoriaux. Concrètement, il faudrait inverser les priorités, en redonnant toute leur importance aux cultures que les Marocains n’ont jamais cessé de consommer, à commencer par les céréales et les légumineuses, mais aussi les cultures sucrières et oléagineuses.
Elaborée encore une fois dans l’opacité et sans une évaluation crédible de la première version du plan Maroc vert, sa deuxième version, appelée Génération Green 2030 n’apparaît malheureusement guère meilleure que la première. Du point de vue qui retient notre attention ici, elle s’inscrit en tout cas dans la pure continuité de la première. Pour ce que l’on en sait, au vu des quelques « diapos » publiées dans la presse, cette nouvelle stratégie n’apparaît guère plus préoccupée que celle qui l’a précédée par la question de la sécurité alimentaire, et encore moins par celle de la souveraineté alimentaire…
Mais il est vrai que Génération Green 2030 a été élaborée avant la crise coronavirus… Or, si tout un chacun s’accorde aujourd’hui pour admettre que, « après », plus rien ne serait comme « avant », on peut espérer que ce tsunami du corona aura emporté avec lui les dogmes qui nous auront amenés à l’impasse dans laquelle nous nous trouvons. L’après-corona sera-t-il, entre autres, celui de la souveraineté alimentaire ?