La morelle jaune
Une plante envahissante qui menace le périmètre irrigué du Gharb en silence
Prof. Mohamed BOUHACHE, Salmane BEN-GHABRIT, IAV Hassan II, Rabat
La région du Gharb est actuellement menacée d’être envahie complètement par une Plante Exotique Envahissante qualifiée d’un des plus redoutables adventices du bassin méditerranéen. La morelle jaune, signalée pour la première fois dans cette région en 1996 sous forme de quelques foyers, est actuellement en voie d’expansion et se trouve dans plus de 20 sites avec des densités allant de quelques plantes à quelques centaines de plantes par site. La plupart des foyers se trouvent au bord des routes, dans l’entourage des souks, aux entreprises publiques, ainsi que dans les jardins publics et les terrains vagues dans les zones urbaines. Cependant, plusieurs foyers ont été observés dans les champs cultivés et le long des canaux d’irrigation. En cas de non intervention urgente pour la stopper et éviter le scénario du Tadla, cette plante envahissante gagnerait plus de terrain et alourdirait la facture économique et environnementale de cette importante région agricole qu’est le Gharb.
Nomenclature et origine
La morelle jaune, scientifiquement appelée Solanum elaeagnifolium Cav., est connue au Maroc (dans la plupart de ses régions) sous le nom de Rbiäa « l’Herbe », car c’est une plante exotique qui n’a été introduite dans ces régions que récemment. Au Tadla, première région infestée et la plus touchée par cette plante, elle est connue le plus souvent sous le nom de chouka safra, chouika, chouk jmal, hassika, matichet jmal ou Zririgua.
C’est une Solanaceae originaire de Sud-ouest des Etats-Unis et du Nord du Mexique avec une possibilité que l’Argentine soit aussi un centre d’origine. Elle se trouve actuellement dans les cinq continents du globe. Elle a été signalée pour la première fois au Maroc en 1949, depuis, elle ne cesse de se propager dans la quasi-totalité des régions du pays, avec des degrés d’infestations variables.
Description succincte de l’espèce
C’est une plante vivace rhizomateuse, possédant un système racinaire très développé : une racine pivotante qui atteint deux mètres de profondeur et pouvant aller jusqu’à cinq mètres avec des racines horizontales qui peuvent s’étendre sur un rayon de deux mètres de diamètre et donner naissance à de nouvelles repousses.
La partie aérienne peut dépasser un mètre de hauteur (une plante de 130 cm a été observée dans la région du Gharb), mais généralement elle est de 40 à 80 cm. Les tiges sont cylindriques et herbacées (sauf dans la partie basale) avec un diamètre variable. Elles sont le plus souvent ramifiées. La ramification peut commencer dès la base des tiges comme elle peut ne commencer qu’à 30 cm (ou même plus). Les feuilles sont alternes et de forme et de taille très variable. Les fleurs sont pédonculées, pentamères, groupées en cymes et en nombre variable. La couleur de la corolle va du bleu au violet et des fleurs de couleur blanche existent mais rares (Photo 1). Les fruits sont sphériques (baies), de diamètre variable, verts au début et jaune à orange à maturité. Le nombre de fruits par plante est très variable et peut aller de 50 à 200 (Photo 2). Les graines sont aplaties, lisses, brunes et de taille variable. Un fruit peut contenir 30 à 180 graines. Toute la partie aérienne de la plante (tige, pétiole, feuille, pédoncule et calice) est poilue et peut être épineuse avec une densité des épines très variable.
Principales caractéristiques biologiques
La morelle jaune est une espèce printanière estivale. Les germinations et les régénérations de la morelle jaune sont observées fin février et début mars et peuvent se poursuivre jusqu’à fin août; l’initiation florale commence à partir de fin mars; la floraison commence vers début avril et s’étend jusqu’à fin septembre; la fructification (baies vertes, baies jaunes et maturation) s’échelonne sur la période allant de juin à décembre. L’espèce se trouve en repos végétatif durant la période allant de décembre à fin février.
L’invasion et/ou l’agressivité de la morelle jaune est expliquée par sa grande production grainière par pied, sa forte capacité de régénération végétative, la diversité et l’efficacité de moyens de sa dissémination et sa grande capacité d’adaptation aux différents milieux.
Le système racinaire bien développé et profond, ayant une forte aptitude à drageonner, donne à cette espèce une grande capacité de reproduction végétative : un fragment de moins d’un centimètre de racine peut donner naissance à une plante entière et peut garder sa viabilité pendant 15 mois. Les fragments de la tige donnent aussi des repousses végétatives. En outre, une plantule décapitée (au ras du sol) au-delà de 5 jours après son émergence régénère. Le nombre de baies produites par pied est variable. Il est de 50 à 200 avec un nombre de graines produites par baie oscillant entre 30 et 180. Ainsi, la production de semences par pied peut atteindre 36.000. La grande production semencière de cette plante ainsi que les caractéristiques de ses semences lui donnent tous les atouts d’une plante invasive et lui permettent la dispersion vers de nouvelles régions. Un stock de semences dans le sol de 33.672 graines viables/m2 a été noté au Tadla. Les semences enfouies dans le sol peuvent garder une viabilité de plus de 10 ans. Quant à la levée au champ, les deux tiers de l’infestation sont fournis par la régénération végétative.
Les semences peuvent garder leur viabilité même après être passées par l’appareil digestif des animaux. D’ailleurs, le fumier constitue le principal facteur de dissémination de la morelle jaune. En plus du fumier, la morelle jaune assure sa propagation soit par l’eau d’irrigation, soit par l’homme qui agit directement ou indirectement par l’intermédiaire des véhicules, des machines et des produits agricoles (bottes de paille et de luzerne, plants en mottes issus de pépinières infestées). En plus, cette plante s’adapte aux différents types de sols, résiste à des hautes températures, se trouve dans différentes altitudes (jusqu’ à 1.400 m) et tolère les faibles précipitations (250 mm) et les terres salines.
Situation de la morelle jaune dans la région du Gharb
La présence de la morelle jaune dans la région du Gharb n’a été constatée et documentée qu’au milieu des années 1990. À cette époque, l’infestation s’est limitée à quelques foyers dans trois localités : Souk El Arbâa, Sidi Kacem et Sidi Slimane. La source de cette infestation viendrait des produits agricoles contaminés par les semences (au sens large) de cette plante et de provenance du Tadla (une étude est conduite actuellement à l’I.A.V. Hassan II pour clarifier l’origine des infestations au Maroc). Comme plante exotique envahissante, la morelle jaune commence son invasion par une phase d’adaptation ou de latence qui dure plusieurs années. Si les conditions sont favorables (une forte activité agronomique et agro-économique en plus des bonnes conditions pédoclimatiques), l’invasion passe à l’étape suivante qui est la phase exponentielle. Cette phase est caractérisée par une forte et rapide extension des surfaces infestées par la mauvaise herbe en augmentant à la fois le nombre des sites infestés et la densité des plantes par site. Une rapide prospection au champ en novembre 2015 a permis de détecter la présence de la morelle jaune dans 20 sites (Voir carte de distribution) et d’admettre que la région du Gharb est maintenant au début de la phase exponentielle de l’invasion.
La morelle jaune semble être bien adaptée à cette région. Une caractérisation morphologique de plusieurs individus de cette plante, collectés de différents sites du Gharb, a montré que les individus de cette région ont battu le record de plusieurs paramètres morphologiques aussi bien à l’échelle nationale qu’internationale. Un plant récolté au Douar El Guebass avait la hauteur la plus élevée (130 cm) et le nombre le plus élevé de fruits par plante (1.841 fruits sur 105 branches). Avec une longueur de feuille de 17,2 cm, un autre individu récolté dans la région a aussi battu le record concernant ce paramètre. Le diamètre de la partie basale des tiges de la morelle jaune est généralement de 2 à 16 mm, alors que nous avons trouvé 3 individus ayant des diamètres des tiges supérieurs à 16 mm dans la région du Gharb. L’un de ces 3 individus possède une tige de 19,2 mm de diamètre.
Concernant la taille des foyers, 54% des sites ont un nombre de plantes compris entre 100 et 500 ou même supérieur à 500 plantes par site, alors que le pourcentage des petits foyers de 1 à 9 plantes par site ne dépasse pas les 5%. Il est à noter que 61% des sites infestés se trouvent au bord des routes, le long des canaux d’irrigation et à la proximité des souks (Photos 3 et 4), alors que 4% des sites seulement se trouvent dans les champs. Ces foyers de grande taille qui sont au bord des routes, même s’ils ne perturbent pas directement l’agriculture, présentent une menace directe à ce secteur. Ils sont considérés comme une bonne source d’alimentation pour les ovins qui consomment les fruits et disséminent, par conséquence, les semences. Ces foyers se trouvent parfois à l’entrée ou aux bordures des parcelles. En outre, de nombreux foyers qui sont au bord des routes, se trouvent en même temps à coté de fumiers prêts à être utilisés ou vendus (Photo 5).
Impact de l’espèce
Déclarée comme plante nuisible dans plusieurs pays du monde et considérée comme l’une des plantes les plus envahissantes et les plus nuisibles au Maroc et en tant que Plante Exotique Envahissante, la morelle jaune a des effets négatifs énormes. Toutes les cultures qui ont un cycle coïncidant totalement ou partiellement avec celui de la morelle jaune (Mars – Décembre) sont susceptibles d’être infestées et subissent des préjudices qualitatifs et quantitatifs. Au Tadla, dans un champ de maïs non désherbé, les pertes du rendement causées par la morelle jaune arrivaient à 64%. L’effet dépressif de la morelle jaune sur les plantes cultivées ne se limite pas uniquement à la compétition vis-à-vis de l’eau, des éléments nutritifs, de la lumière et l’espace, mais elle agit aussi par la sécrétion des substances chimiques à effets allélopathiques. Certaines substances secrétées par la morelle jaune telles que la saponine ont un effet inhibiteur sur la croissance et le développement de certaines cultures comme le cotonnier et le concombre.
Elle peut aussi agir indirectement en se comportant comme hôte intermédiaire de plusieurs ennemis de cultures. C’est le cas des phytovirus (Lettuce chlorosis Virus, ou LCV) en Califonie et Potato Virus Y en Tunisie, les pucerons, les acariens et la mouche blanche au Tadla. . Vu son caractère très épineux (Photo 6), elle gêne certaines pratiques culturales manuelles comme l’arrachage de la betterave à sucre : les ouvriers sont d’abord obligés d’éliminer cette mauvaise herbe. Elle gêne également la moisson des céréales car à cette période, la morelle jaune est encore verte en plus du caractère ligneux de ses tiges. Les parcelles fortement infestées par l’espèce sont souvent abandonnées et leur valeur foncière et locative est très réduite. La morelle jaune n’infeste pas seulement les champs cultivés, elle envahit aussi les espaces verts et les bords de routes, pouvant ainsi causer un déséquilibre écologique en remplaçant les plantes endémique ou naturalisées.
Gestion de la morelle jaune
D’emblée il faut admettre qu’une seule méthode de lutte n’est pas suffisante pour contrecarrer les méfaits ou arrêter le processus d’invasion de la morelle jaune. Toute stratégie doit être bâtie sur deux piliers principaux : la prévention et la lutte curative. Ainsi, l’élimination de tous les foyers de la morelle jaune qui se trouvent sur le bord des routes, le long des canaux d’irrigation et dans les jardins publics, les zones urbaines et les entourages des souks est une étape indispensable et urgente. De même, certaines précautions peuvent être prises pour limiter ou empêcher la dissémination de la mauvaise herbe d’une parcelle infestée à une parcelle indemne ou d’une zone à l’autre de la région.
A la lumière des résultats obtenus en matière de lutte chimique contre la morelle jaune au Maroc, on peut dire que les solutions existent selon les biotopes concernés. Cette méthode de lutte est très prometteuse bien que l’efficacité de la majorité des herbicides envisagés soit influencée par plusieurs facteurs. Les herbicides systémiques « le glyphosate et l’aminotriazole » semblent être les plus efficaces contre cet adventice mais nécessitent des conditions d’application particulières et sont conseillés surtout en cas de fortes infestations. L’application du glyphosate dans les premières heures de la matinée, au début de la fructification de la morelle jaune (stade baies vertes), après avoir appliqué une pré-irrigation de la parcelle une semaine avant le traitement, avec un matériel d’application adéquat, une eau douce, en ajoutant le sulfate d’ammonium à la bouillie semble être la recette la plus efficace pour lutter contre cette mauvaise herbe.
Les méthodes de lutte non chimique consistent en l’introduction d’une culture étouffante dans la rotation telle que la luzerne qui permet une réduction notable de l’infestation. Le labour profond (³ 30 cm) en début été en post-récolte des cultures contribue également à la diminution de la densité de l’adventice. Le désherbage manuel utilisé 2 à 3 fois par an au stade initiation florale dans les cultures annuelles, les vergers, les parcelles non exploitées et les emprises publiques, permet l’affaiblissement progressif de la mauvaise herbe à moyen terme. Des interventions mécaniques suivies de traitements chimiques montrent souvent de bonnes efficacités et il en est de même dans l’autre sens. La combinaison de ces méthodes est vivement souhaitable pour les grandes superficies où l’infestation est moyenne à forte.