La qualité des fruits d’agrumes vue autrement
Prof. Mohamed EL-OTMANI, IAV Hassan II – CHA Agadir
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E-mail : elotmani.mohamed@gmail.com
Le point de vue exposé dans cet article est le constat synthétique découlant de plusieurs années de recul scientifique et technique et d’exercice de recherche-développement sur le terrain tant au Maroc que dans plusieurs pays producteurs d’agrumes au monde.
Depuis la campagne 2012-2013, la production agrumicole marocaine a atteint les 2 millions de tonnes alors qu’elle oscillait entre 1,2 et 1,4 millions de tonnes par an depuis les années 1980, et l’on doit s’attendre à ce que ce tonnage augmente dans les années à venir suite à l’arrivée à la pleine production des milliers d’hectares qui ont été récemment plantés dans le cadre du Plan Maroc Vert. En effet, ce plan prévoit d’atteindre 3 millions de tonnes d’ici l’an 2020, avec environ un million pour l’export. En plus de cette évolution quantitative, une évolution qualitative a aussi été observée surtout en matière de profil variétal, de profil de porte-greffes utilisés, de critères de définition de la qualité d’un fruit mûr par rapport au pays de destination de la production. Par ailleurs, une évolution significative du niveau de vie des populations dans certains marchés de destination de la production marocaine a été notée, ce qui a eu une nette influence sur les exigences du consommateur qui sont devenues plus contraignantes pour les producteurs et les exportateurs.
A travers l’aperçu rapide ci-après on pourrait conclure que le secteur est dynamique et que les critères de la qualité sont régis par les données et les caractéristiques de la campagne et, en particulier, par la relation offre-demande (quantité et qualité). Par ailleurs, le goût du fruit prime sur son aspect extérieur quoique le calibre continue d’être un critère commercial important pour les fruits du groupe des clémentines-mandarines. Ce constat n’est pas spécifique au Maroc mais il est aussi vérifié dans d’autres pays qui ont été contraint à revoir leurs paramètres définissant le niveau de qualité minimum exigé pour la mise en vente des fruits d’agrumes sur le marché de consommation. L’exemple qui prouve le mieux cette situation est celui de la Californie aux USA qui a récemment revu son Indice de Maturité suite à des études et recherches sur plusieurs années au niveau des grands marchés de consommation à l’intérieur des USA comme à l’extérieur. Ces recherches ayant été réalisées sous l’impulsion des changements remarqués dans le comportement du consommateur vis-à-vis des fruits d’agrumes et de l’apparition sur le marché d’une gamme de variétés et de sélections nouvelles ainsi que de l’utilisation d’une collection variée de porte-greffes qui ont une influence sur l’accumulation et la dégradation des composants internes du fruit (teneur en eau, acides, sucres, pigments, arômes etc.) dont l’assemblage élabore le goût final du fruit.
Durant les deux dernières décennies, le secteur agrumicole du Maroc ainsi que celui des autres pays que ce soit ceux de l’hémisphère Sud ou de l’hémisphère Nord a connu plusieurs mutations.
Les mutations observées au Maroc
Choix variétal
Fini le temps des 3 variétés dites « nobles » (Clémentine Cadoux, navel Washington, orange tardive Maroc late) au Maroc (et qui couvraient la période d’exportation de mi-octobre à mi-juin), avec l’introduction de nouvelles variétés de mandarines, de navels et de plusieurs sélections de clémentines. Ce changement a été fait sous la pression des marchés de consommation et de la concurrence sur ces marchés de la part d’autres pays que ce soit de l’hémisphère Nord et qui produisent les mêmes variétés que le Maroc et à la même période de l’année, ou de l’hémisphère Sud qui produisent les mêmes variétés mais en contre saison ce qui permet de combler le gap entre la fin de la saison d’un groupe (tel que celui des « easy peelers » appelés « petits fruits » chez nous) et le début de la saison suivante pour ce même groupe.
Qualité interne
Les temps où la qualité se limitait à l’aspect extérieur (qui comprend la couleur, l’absence de marbrures ou de dégâts sur fruit, le calibre demandé etc.) et au rapport sucres/acidité en valeur absolue sont dépassés. Place au goût, à la saveur, à l’absence de résidus de pesticide et de pépins etc. qui permettent d’inciter le consommateur à revenir pour acheter les fruits d’agrumes. Dans toute politique commerciale visant le consommateur, celui-ci doit donc être pris en compte et impliqué dans la définition des critères de maturité à travers des études et des « test panels » sur le goût, les préférences etc.
Principaux marchés
Finie la dominance des exportations vers l’Europe de l’Ouest (qui recevait plus de 70% de l’export en agrumes jusqu’à fin 1980s), la tendance est inversée en faveur de la Russie qui reçoit plus de 60% des exportations actuelles et qui importe aussi d’autres pays. Cet engouement sur ce marché émergent est dû principalement à une amélioration du niveau de vie de ses populations et les importateurs y sont devenus aussi exigeants sinon plus que ceux de l’Europe de l’Ouest (exigences en matière de contrôle et de suivi phytosanitaire au niveau des vergers et des stations de conditionnement). L’Amérique du Nord, surtout le Canada et l’Est des USA est un grand marché de consommation pourvu que les produits répondent aux critères de qualité définis par ces marchés et arrivent en bon état. Certains pays d’Afrique commencent à importer des agrumes du Maroc et ce marché peut avoir un grand potentiel pour le produit « Maroc » surtout avec l’amélioration du niveau de vie des populations récemment constatée dans ces pays.
Evolution des exigences
La production de la clémentine est passée de Novembre-Décembre avec un profil limité essentiellement au clone ‘Cadoux’ (alternant, à peau fine et à petit calibre) à un profil plus varié avec plus d’une douzaine de sélections chacune ayant ses particularités par rapport à la qualité et une durée de production allant de fin Septembre à fin Janvier. Pour la consommation des agrumes à l’état frais, le consommateur demande des fruits juteux, ayant un bon goût, sans pépins, faciles à éplucher et un calibre en adéquation avec la variété en question et ceci durant toute l’année. L’apparition de ces sélections de clémentines a permis de répondre en grande partie à cette demande avec quelques problèmes liés à la saveur surtout en début de campagne pour les variétés précoces et dont le cycle de production est court (combinaisons de variétés précoces greffées sur des porte-greffes vigoureux caractérisées par une accumulation relativement moindre d’acides, de sucres et d’arômes). Ces fruits passaient à l’export quand la disponibilité en fruits « easy peelers » sur le marché international était limitée et que le calibre était la principale composante (avec le rapport sucres/acidité pris en valeur absolue) qui définissait l’export des clémentines (commercialement parlant). Avec l’abondance de l’offre, les exigences sont devenues plus sévères en définissant des niveaux plus élevés de qualité dans le but de maintenir un bon niveau de palatabilité* des fruits d’ « origine Maroc » mis sur le marché, même pour les marchés qui historiquement étaient moins exigeants.
Evolution du profil export
La dominance des oranges dans le profil variétal et par conséquent dans le tonnage produit n’est plus aussi nette puisqu’actuellement on est presque à 50% oranges/ 50% petits fruits (clémentines, mandarines et hybrides de mandarines). En même temps, l’export n’est plus dominé par les oranges puisque le tonnage exporté en ce qui concerne ce type d’agrumes est très faible du au fait que, généralement, les prix sur le marché local sont souvent au moins équivalents à ceux obtenus sur le marché d’exportation surtout avec l’abondance de la production des pays traditionnels comme l’Espagne ou de nouveaux compétiteurs comme l’Egypte ou la Turquie qui produisent et exportent sur les mêmes marchés que le Maroc. Ceci s’est négativement répercuté sur les tonnages totaux exportés en agrumes qui étaient d’environs 600.000 tonnes/an durant les années 1990 et sont passés à moins de 500.000 tonnes/an en moyenne ces dernières années malgré l’évolution significative des superficies et des productions.
Evolution des pratiques
Le déverdissage des oranges a quasiment disparu des pratiques de post-récolte des agrumes au Maroc. Cela ne concerne pas uniquement les navels, mais aussi la Maroc late reverdie, surtout que les « easy peelers » dont la clémentine, dominent l’export suite à la demande de la consommation durant les mois de Septembre à Janvier. Ils sont suivis de la ’Nova’, et puis de la ’Nadorcott’ et enfin de l’’Ortanique’.
Les « opérations frigo » pour la Maroc late qui permettaient, entre autres, aux fruits d’échapper au problème de reverdissement, aux attaques dues à la cératite et aux aléas climatiques tels que les vents, la pluie, les chaleurs etc. ont quasiment disparu. Les professionnels indiquent que le coût de l’opération n’est pas justifié par les prix sur le marché local sur lequel ces fruits seront écoulés. Par conséquent, la conservation se fait directement sur arbre bien que le fruit a tendance à reverdir sous l’influence des températures chaudes de printemps, élément que le consommateur marocain accepte faute de mieux.
Montée en puissance de l’hémisphère sud et de certains pays méditerranéens
Finie la dominance des produits provenant de l’hémisphère Nord. En effet, les pays comme l’Afrique du Sud, l’Argentine, le Pérou, le Chili sont devenus de grands producteurs d’agrumes et de grands exportateurs de fruits à l’état frais vers les grands marchés de consommation tous situés dans l’hémisphère Nord (Asie du Sud-Est, Europe de l’Ouest, Europe de l’Est, Amérique du Nord). Ces pays produisent les mêmes variétés que le Maroc mais en contre-saison et arrivent à envoyer de grandes quantités de fruits sur des distances lointaines, ce qui fait que l’on peut avoir des fruits du groupe « easy-peelers », du groupe des oranges etc. toute l’année sur les principaux marchés. Ceci réduit davantage les possibilités d’exportation de certaines variétés comme la Maroc late des pays comme le Maroc surtout si la qualité ne suit pas pour séduire le consommateur et le rendre fidèle au produit « Maroc » et que ces fruits coïncident avec ceux de sélections « easy peelers » provenant de ces pays de l’hémisphère Sud. En outre, la montée en puissance de la production de certains pays comme l’Egypte et la Turquie ont un avantage compétitif, celui d’être plus proche des marchés comme la Russie, l’Asie, l’Europe. Les distances de voyage sont donc plus courtes et, par conséquent, les frais de transport réduits avec possibilité d’arrivée des fruits sur les marchés avec plus de fraicheur.
Nouvelles créations
Le temps où l’on pouvait aller se procurer les nouvelles créations ou sélections chez le voisin est révolu. Les nouvelles créations sont soumises aux droits de l’obtenteur, ce qui permet à la recherche et aux chercheurs de continuer à produire. Les nouvelles créations variétales sont entre les mains d’organes de gestion de variétés reconnus par les obtenteurs. Les droits de multiplication sont vendus aux pépiniéristes qui prélèvent des « royalties » sur les plants vendus. Dans un système organisé, la profession peut aussi utiliser ce processus de contrôle pour limiter les superficies plantées ainsi que les quantités de fruits mises sur le marché dans le but de maintenir les prix à des niveaux acceptables. Il est aussi à noter que dans certains pays, sous la pression des producteurs et des politiciens, il est décidé d’interdire la mise des nouvelles créations à la disposition de pays concurrents pour éviter la compétition sur les marchés de consommation. Cela étant, on peut prévoir que les variétés actuellement produites par notre pays risquent un jour de devenir obsolète et que le secteur sera anéanti parce qu’on n’a pas préparé la relève en matière de matériel végétal étant donné que l’accompagnement (la recherche en particulier) n’a pas suivi le développement du secteur pour garantir sa pérennisation et sa durabilité.
Organisation
La désorganisation à différents niveaux et maillons de la chaine d’approvisionnement a disparu dans les pays où le secteur des agrumes est organisé et a laissé la place à une intégration de tout le système comprenant la recherche, la formation des ressources humaines pour servir le secteur, le développement et la vulgarisation des résultats de la recherche. Par ailleurs, la production et l’approvisionnement des marchés ainsi que et le marketing des produits et sous produits d’agrumes ne pourraient qu’en bénéficier.
Importance de la recherche
A son tour et pour sa durabilité, le secteur agrumicole marocain qui était la locomotive d’exportation des produits agricoles du Maroc jusqu’à tout récemment est appelé, entre autres, à se doter d’un système intégré de recherche-formation-développement et à inciter la profession à y adhérer. Le pays en a les moyens puisqu’il a la matière grise nécessaire pour cela. Les pays producteurs qui sont avancés dans ce secteur comme les USA, l’Afrique du Sud, l’Australie, l’Espagne, le Chili, etc. disposent d’un système de recherche développement fort.
Juste à titre d’exemple et pour information, la Californie avec ses 125.000 ha d’agrumes (donc similaire à la superficie agrumicole actuelle du Maroc) injecte 10 millions de dollars provenant du secteur ‘’pépinière-production-conditionnement’’ dans la recherche. Ces fonds sont gérés par un Directoire de Recherche (appelé California Citrus Research Board) composé de producteurs avertis et c’est lui qui définit les domaines prioritaires ainsi que l’allocation des budgets.
Parmi les études récemment réalisées dans cet Etat celles relatives à la révision des indices utilisés pour définir le niveau de maturité des fruits en relation avec les exigences du consommateur. Un nouvel Indice de Maturité a été récemment adopté (dit « Brim A » et appelé « California Citrus Fruit Maturity Standard » et qui a la forme Brim A = E – k.A avec E = teneur en sucres (%), A = teneur en acides (%) et k est une constante dépendant du type d’agrumes. Ce nouvel Indice qui intègre la teneur en sucres en même temps que l’acidité du jus permet de rejeter des fruits qui auraient été acceptés en utilisant le rapport sucres/ acidité seul.
* Palatable : Se dit d’un aliment qui procure une sensation agréable lors de sa consommation