Quelle visibilité pour une filière sinistrée ?
– Surproduction et méventes de clémentine
– Le PMV et le PPP décriés par les professionnels
Abdelmoumen Guennouni
La filière agrumicole connait, depuis quelques semaines, une agitation et un mouvement de remise en question relatifs à son avenir. En cause, la surproduction en clémentines et les problèmes, devenus chroniques, affectant sa commercialisation. En effet, en ce début de campagne, les prix sont tombés tellement bas que de nombreux producteurs n’osent plus récolter leur production sachant que cette opération à elle seule, coûterait plus que la valeur marchande du produit récolté, aussi bien à l’export que sur le marché local. Sans parler des dépenses de production, irrécupérables dans ces conditions. De nombreux producteurs ont opté pour donner leur produit invendu comme aliment de bétail improvisé.
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En fait, et contrairement à ce qu’on pourrait penser, cette crise n’est pas passagère ou conjoncturelle. Elle pointe du nez depuis assez longtemps puisque les capacités de productions dépassent de loin les capacités de commercialisation aussi bien à l’export qu’au marché intérieur. Devant ce constat accablant, les professionnels sont unanimes pour pointer du doigt des dysfonctionnements concernant toute la filière depuis la production jusqu’à la commercialisation :
– Encouragement des autorités pour l’augmentation des superficies plantées en agrumes en vue d’atteindre un production de 3Mt et des exportations de 1,3 Mt à l’horizon 2020, sans avoir rien prévu pour la commercialisation
– Dépassement des prévisions : réalisation avant terme du contrat programme en termes de superficies en plus de l’augmentation des densités de plantation à l’hectare
– Déséquilibre des plantations en faveur des petits fruits
– Entrée en production des nouvelles plantations qui, toutefois, n’ont pas encore atteint leur vitesse de croisière
– Courte période de production et conditionnement des clémentines (2 à 3 mois)
– Insuffisance des infrastructures (stations de conditionnement, frigos, port d’Agadir, …) pour faire face à cette production massive
– Qualité du produit affectée par les fortes températures estivales et les précipitations automnales
– Manque d’organisation du marché local et prédominance des intermédiaires
– Problèmes à l’export : concurrence, interdiction par les USA de la clémentine de Berkane, absence de nouveaux marchés, …
– Augmentation continue des coûts de production : actuellement un kilo de clémentine revient à 1,80-2 dh
– Complexité et coûts des nombreuses certifications
– Transformation quasi inexistante des agrumes en général et des petits fruits en particulier
– …
Devant cette crise jamais vécue de mémoire de producteur, de nombreuses assemblées générales, réunions, tables rondes, … se tiennent un peu partout entre professionnels du secteur pour essayer d’y voir plus clair et éventuellement trouver des solutions à proposer à la tutelle. De même, des actions diverses (sit in, manifestations, rassemblements, …) sont entreprises par les producteurs en colère qui se retrouvent ‘‘gros Jean comme devant’’ comme dirait La Fontaine. Devant la perte de leurs récoltes, les protestations et slogans anti- Plan Maroc Vert sont scandés par les agrumiculteurs un peu partout et exprimés de diverses manières.
Les différentes régions agrumicoles sont affectées mais les plus sinistrées sont essentiellement Berkane, Béni Mellal et Souss massa, qui produit la plus grande part des petits fruits à l’échelle nationale et exporte les 2/3 des agrumes marocains.
La production nationale agrumicole ainsi que les exportations sont aujourd’hui fortement dominées par les petits fruits qui en accaparent 80%, le reste étant constitué d’oranges. Pour M. Ahmed Darrab, Secrétaire Général de l’Aspam «ce déséquilibre s’explique par le niveau des prix habituellement plus rémunérateur des petits fruits tant sur le marché local qu’à l’export» sachant que l’export des oranges se heurte à la forte concurrence des oranges espagnoles, égyptiennes et turques sur les marchés extérieurs.
Des prix exceptionnellement bas, surtout pour les producteurs
D’après les prévisions du ministère de l’agriculture, la production d’agrumes devrait enregistrer cette année un niveau record dépassant 2,3 millions de tonnes contre 2 millions réalisées la saison passée, soit +15%. Par contre, l’export ne devrait pas dépasser 600.000 tonnes selon les estimations de la profession. Soit moins de 5% de plus par rapport aux réalisations de la campagne précédente. C’est donc le marché local qui doit absorber la différence. Cependant, la production précoce de clémentines, en plus d’être surabondante cette année souffre d’une qualité médiocre affectant sa commercialisation tant à l’export que sur le marché intérieur. En cause, «des perturbations liées aux conditions climatiques», explique Ahmed Darrab. En effet, il y a eu d’abord, les fortes chaleurs qui ont sévi durant 75 jours bloquant l’évolution du calibre des fruits. En outre, les fortes précipitations des mois de novembre et décembre en ont accéléré la maturité avec une répercussion sur la qualité. Sans oublier aussi l’incident provoqué par la présence de larves de cératite sur un lot destiné au marché américain, ayant conduit à son interdiction à l’export vers ce marché, pour la deuxième année consécutive.
En conséquence, des vergers au consommateur final, le prix de vente des agrumes a décliné pour atteindre, au niveau des marchés de gros, 15-40 centimes par kilo, vendu 3 à 6 dh au détail, et le producteur ne reçoit que 3 à 10% environ du prix du marché de détail. Ces niveaux de prix ont battu des records de baisse jamais enregistrés.
Il est évident que le marché local est incapable d’absorber toute la production non exportée en petits fruits et qui se déverse en grandes quantités sur une période assez courte pour un produit hautement périssable. Ce manque d’organisation du marché local profite aux intermédiaires qui s’accaparent 90-95% du prix de vente au détail au détriment des producteurs et des consommateurs.
Des infrastructures peu adaptées à l’augmentation des superficies
En raison de l’insuffisance du nombre et des capacités des stations de conditionnement, les petits agriculteurs se plaignent de ne pouvoir ‘‘emballer’’ leurs agrumes puisque la production actuelle dépasse de loin la capacité des stations d’emballage et que ces dernières seraient réservées en priorité par la production des grands groupes exportateurs. Aujourd’hui, “seules 53 unités opèrent au Maroc, avec une capacité d’environ 850.000 tonnes (le tiers de la production) dont 20 grandes stations traitant près de 420.000 tonnes dans la région du Souss” explique un professionnel. A cela s’ajoute la congestion du port d’Agadir, qui ne peut plus accompagner l’augmentation de tonnage et la diversification des marchés à l’export.
La mise en place de plus de stations d’emballage et de conditionnement destinées à l’export pourrait offrir plus d’opportunités aux petits producteurs et résoudre également la problématique des prix sur le marché local. De même, ces stations auraient une influence positive sur les normes et la qualité des produits livrés au consommateur marocain.
Il faut dire cependant, que les stations de conditionnement nécessitent du matériel perfectionné et sont très coûteuses (40-50 Millions de dh pour une unité de 200.000 tonnes, selon Ahmed Derrab) et que leur durée de fonctionnement annuel (2 à 3 mois) ne permet pas l’amortissement d’un tel investissement. A tel point que les professionnels estiment qu’il serait plus judicieux de transporter la production des régions ne disposant pas ou de peu de stations de conditionnement (Beni Mellal) vers d’autres régions où ces unités existent déjà. L’opération revient moins cher, mais d’un autre côté elle accentue la pression sur lesdites stations qui font déjà face aux grandes quantités livrées par les agriculteurs qui leur sont rattachés.
Autre insuffisance, les entrepôts frigorifiques qui permettraient d’étaler la période de commercialisation et de réduire la pression sur le marché, sont largement insuffisants et se limitent aux stations de conditionnement qui les utilisent pour faire face à leurs besoins opérationnels.
Devant l’ensemble des insuffisances caractérisant les infrastructures et la commercialisation de la production, les agriculteurs appellent à l’arrêt de la politique des plantations massives encouragée par le PMV et le PPV (partenariat public privé) qui ne cessent d’accroître les superficies plantées, renforçant encore plus le déséquilibre variétal du verger marocain et dont la principale victime est le petit producteur.
Les emplois lourdement touchés
La crise actuelle affecte directement le marché de l’emploi aussi bien an niveau des exploitations que tout au long de la filière. Ainsi, l’opération cueillette, entièrement manuelle, et qui fait appel à plus de la moitié des journées de travail nécessaire par an à la production agrumicole est réduite à néant suite à l’abandon par les producteurs de la production pendante.
De même, les stations de conditionnement qui manquent dans plusieurs régions (Béni Mellal, Marrakech, Gharb) auraient pu créer un grand nombre d’emplois directs et indirects si elles étaient installées dans ces zones à forte production.
Nécessaire diversification des débouchés
Les marchés traditionnels d’exportation n’arrivent plus à absorber l’ensemble de la production marocaine potentiellement destinée à l’étranger. On pense notamment aux marchés russe et européens. Les débouchés commerciaux ne manquent pas, estiment les professionnels même si les tentatives de prospection de nouveaux débouchés restent timides (peu agressives).
Mais les contraintes logistiques (liaisons maritimes directes) freinent encore les efforts de diversification des marchés d’exportation d’agrumes marocains, surtout en Afrique subsaharienne, où les droits douaniers sont encore excessifs selon les professionnels et où le manque d’accords avec notre pays compliquent les procédures d’exportation.
Le marché local, source de tous les dysfonctionnements
Le constat est patent : Ni le marché intérieur ni les exportations ne répondent aux attentes des producteurs qui se retrouvent dans une position critique envers les entreprises financières et fournisseurs des moyens nécessaires à leur production. Comment faire alors pour sortir le secteur de la situation où il se trouve ?
L’ensemble des professionnels pensent que, maintenant que le PMV et les agrumiculteurs sont arrivés à atteindre leurs objectifs en termes de superficies et de production, les efforts doivent s’orienter vers la commercialisation aussi bien à l’export qu’au marché intérieur.
De même, l’existence de nombreux petits producteurs n’est pas en contradiction avec une bonne gestion de toute la chaine depuis la production jusqu’à la commercialisation. En effet les petits producteurs existent dans d’autres pays (Espagne, Grèce, …) mais leur organisation en coopératives et groupements leur permet d’obtenir de meilleurs résultats. La structuration des producteurs a été prévue par le PMV dans le cadre de l’agrégation, mais les résultats se font attendre, malgré la forte prédisposition des professionnels de cette filière au regroupement.
Autre solution qui fait l’unanimité et qui est évoquée à toutes les occasions : la structuration du marché local dans le but que toute la production passe par les stations de conditionnement. L’objectif consiste à assurer un produit qui réponde aux normes internationales, et de stabiliser les prix de sorte qu’ils deviennent à la portée du consommateur marocain, et aussi de garantir un revenu décent aux producteurs. Avec cette méthode, l’intervention des intermédiaires sera limitée et la station jouera pleinement son rôle de régulation. A signaler qu’un accord a été passé avec les grandes surfaces dans ce sens, mais il n’a jamais été respecté.
L’opinion publique nationale est entièrement tournée vers l’évolution de cette crise sans précédent en espérant que les responsables feront autre chose que les habituelles promesses de trouver des solutions qui ne viennent jamais.